On sait Michel Tournier grand philosophe, grand psychologue. Grand romancier. C'est à dire tout cela, et le style pour le servir. Pourquoi revenir encore une fois à un récit de ce duo de prime abord inexpliquable entre Jeanne d'Arc et Gilles de Rais ("barbe bleue") ? Sans doute parce que ces destins partagés de "Gilles et Jeanne" ont incarné un instant, mieux que toute autre figure double, le tableau vivant d'une vérité glaçante. Saints et monstres se ressemblent. Saints et monstres ne sont séparés que d'un mince voile impénétrable. De la sainteté à la violence la plus cannibale il y a si peu à parcourir. Et peut-être, aussi, dans l'autre sens ? Il y a bien des cas, dans la littérature, du parcours du bourreau au bienfaiteur, comme ce personnage nazi dans "confiteor" de Jaume Cabre qui se dédie des décennies à apaiser les souffrances enfantines. Si vous voulez trouver un Saint, où se rendre ? A la guerre, c'est là qu'on les trouve. Comme dans le roman de Montalban sur "la guerre de la fin du monde" où un village millénariste regroupé autour d'un Saint se défend jusqu'au dernier contre l'armée brésilienne. Et où est allée Simone Weil, qui aspirait à la Sainteté ? En Guerre d'Espagne.
Un personnage clé, un florentin, achimiste, venu rejoindre Gilles de Rais à la demande d'un confesseur, explique à Gilles puis à ses juges, cyniquement ou pas, que la meilleure manière de guérir Gilles de ses inclinations était de les pousser à bout, jusqu'à franchir, sans doute, le voile entre monstruosité et sainteté. Il est le lucide effrayant de ce livre.
Qu'importe ce qui est vrai ou pas dans le récit de Tournier ? Gilles a t-il essayé de réaliser un "coup de main" pour libérer Jeanne des bourguignons ? On dit que non. Mais ici on s'en fiche. Car ce qui n'est pas vrai est vérité de par le truchement littéraire. C'est vrai, ça nous parle, parce que ça a été pensé et écrit. Ca a du sens.
Gilles de Rais, ce tueur sadique d'enfants, fut fasciné par Jeanne. Par sa pureté. Jusqu'à son bûcher. Alors on peut se dire : mais la sainte cause est prétexte qui tombe à point pour justifier la violence. Pour préserver le Moi de la culpabilité et des traumatismes. Ainsi en est il de ces terroristes sortis de la violence des rues, qui ont transformé en cause le moyen d'exprimer une violence qui est en elle-même son propre objet.
Gilles ne semble pas de cette catégorie là de brutes assoiffées de sang. Il est une autre figure du psychopathe. Il ne semble pas avoir plus profité que cela de la guerre pour exercer sa monstruosité, pas plus que cela. Il y voyait noble cause et c'était un sérieux soldat. C'est quand il perd Jeanne, qu'il devient Barbe Bleue. L'absolu ne lui étant plus accessible par la voie de Dieu, il prend la voie du Diable. Ces deux là se connaissent bien, comme on le voit au début du drame de Faust. Ils sont inséparables.
Jeanne ne rechigne pas à fréquenter les hommes violents. Elle tue elle aussi, pour des abstractions, comme la Royauté, Dieu, ou comme le pensent pas mal d'historiens, pour le pressentiment d'une chose abstraite, émergente lueur, qui s'appelerait Nation. Le sang ne l'effraie pas. L'Absolu est bien pratique, finalement, pour tout le monde. Il légitime tout ce qui est possible. Il donne libre cours aux pulsions de mort. En soi et pour soi, dans le monde.
Gilles de Rais, par la forme de ses crimes, manifeste on ne peut plus la proximité effrayante entre la recherche de pureté et la fascination pour le mal absolu. L'absolu, toujours, et c'est cela qui compte. L'absolu comme refus de la vie, ou comme prise de pouvoir de la pulsion de mort nécessaire à la vie même. Le nihilisme dira Nietzsche, qu'il voyait comme une maladie corporelle, se traduisant par des édifices abstraits. Même si nous parlons de "forts" (c'est là où Nietzsche s'emmêle parfois les pinceaux non ?). Gilles semble chercher dans la souffrance absolue des enfants, dans les horreurs absolues qu'il leur inflige, le souvenir de l'intensité qu'il a ressenti auprès de Jeanne. Comme il sait qu'il n'y aura plus d'autre Jeanne, il ne lui reste que ce chemin, qui le tentait depuis toujours. Qu'il avait sans doute déjà emprunté. Que son père, brute, lui avait assigné.
Si les fous ne deviennent pas des Saints, alors ils deviennent des diables, possiblement. Ou ils se déguisent en Saints. Gilles hésite. Il se veut cathollique jusqu'au bout, il avoue pour obtenir la réintégration dans le coeur de l'Eglise. Bref dans l'absolu de l'époque. Cela résonne en notre temps. Plus que jamais. Si à la fureur dont est capable l'âme humaine le monde ne propose que la médiocrité et l'ennui (celle de Gilles de Rais en sa retraite militaire), alors les Daesh et autres vendeurs d'absolu par la décapitation ont de beaux jours devant eux.
Il n'y a plus de miracles en nos temps occidentaux. Il n'y a plus d'évènements maléfiques, plus de Diables à Loudun (voir le très beau livre de Michel de Certeaux, évoqué dans ce blog). Les sorcières ne font plus peurs mais on les regarde comme la pauvre fille au RSA un peu détraquée, dans sa vieille maison. On demande aux travailleurs sociaux de leur téléphoner pendant la canicule.
Le miracle de Jeanne n'a plus cours. Le surnaturel a été chassé de notre atmosphère. Qui sait si elle a vraiment reconnu le Dauphin caché au milieu de sa cour ? Qui sait ? Etait elle hyper sensible ? Nul ne sait. Ce qu'on sait c'est qu'en ce temps, alors que tout devient incertain, en pleine déconfiture du Royaume, le miracle devient possible. Il est possible d'écouter Jeanne, et de la suivre, de lui confier le commandement d'une armée, même si la politique reprend le dessus assez vite. Les pucelles du peuple deviennent des capitaines et les monstres des lieutenants fidèles des pucelles.
Il existe pourtant des contrées, géographiques et sociales, où on se met à écouter encore les pseudos Saints. Qui demandent d'aller commettre un attentat suicide au nom de quelques idées abstraites, tout aussi sommaires que celles de Jeanne de Donrémy. Qui fut d'ailleurs reconnue apte par un jury de hauts dignitaires. Les wahhabites d'hier. Seules des époques de grande confusion, comme celle où ne parvenait pas encore à régner "le gentil Dauphin", Roi de Bourges, et où le pays ne sentait rien sous ses pieds, produisent de pareils évènements. Nos terroristes en disent long sur notre époque.
Après tout, de la guerrière Jeanne morte sur le bûcher on fera une Sainte. n'est-ce pas un aveu ? Ne devrions-nous pas nous méfier de la Sainteté ? Les Saints ne sont ils pas les lumières aveuglantes qui nous cachent les loups dévorant le petit poucet ? Préférons sans doute les imparfaits.