La France a affronté un traumatisme terroriste récemment. Et on a vu l’utilisation, classique, non questionnée (quel enfer de ne plus questionner les mots. C’est notre enfer. Celui du cliché vide. De la novlangue qui éradique toute capacité critique), du terme « moyen âgeux ». Les terroristes seraient médiévaux.
Quelle injustice envers notre propre histoire. Et en même temps quelle incapacité à, justement, tenter de comprendre quelle époque nous vivons, et pourquoi elle produit ses propres destructeurs.
C’est, en nous parlant de la littérature médiévale que Michel Zink a récemment stigmatisé cette insulte à nos ancêtres. Non par le pamphlet, mais par l’ode à la beauté des œuvres médiévales. Un homme positif, donc.
Je suis personnellement retombé dans l’amour du moyen âge, perdu dans l’enfance, en étudiant la guerre de cent ans après le bac. Je pense avoir déjà écrit ici (je ne sais plus si c’est au sujet de la biographie de Louis XI, ou d’un roman de Zoe Oldenburg que je ne saurais trop défendre (« Argile et cendre »), ou de l’évocation d’un poème de Christine de Pisan, malheureusement oubliée par le livre dont je vais parler) ce qui m’y plaît : l’étrange familiarité du très lointain. Cette sensation de proximité et d’immense différence, qui coexistent Donc, au fond, la conviction que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, parce que nous coulons de cette source. Mais en même temps, tout est possible, tout est historique, et cette idée est joyeuse, elle s’oppose au fatalisme.
On peut ressentir, non pas cette « inquiétante étrangeté » du quotidien dont parle Freud, mais au contraire ce délicieux cousinage de la différence lointaine, dans une grotte préhistorique, dans le voyage en Nouvelle-Guinée, mais encore en s’intéressant à l’âge médiéval, car nous le connaissons très bien. Le Moyen Age avait ses cruautés effroyables évidemment. Pendant la conquête du midi par la royauté française on a crevé les yeux de tout un village en laissant un individu borgne pour qu’il mène les autres jusqu’aux lignes adverses, afin de les terroriser. Il avait ses absences de certaines formes d’amour , comme Philippe Ariès l’a expliqué en ce qui concerne l’amour parental (on évitait de devenir fou eu égard à l’espérance de vie à la naissance et à la mortalité infantile, et un enfant était une bouche à nourrir, qui devait vite aider).
Mais à bien des égards la modernité est plus cruelle. Même à la guerre. Les otages se mariaient parfois avec la fille du preneur d’otages, et les chevaliers échangeaient mollement quelques coups sur le bouclier lors de certaines batailles. La haine nationaliste n’était pas de mise. Les théories racistes démentes n’existaient pas. La violence, du moins, on la subissait directement, et on ne se cachait pas dans un bureau ou derrière un joystick pour la prodiguer.
Le Moyen Age est un beau voyage, qui permet de côtoyer la capacité des humains à produire de la complexité dans des conditions matérielles plus que difficiles. Dépaysant et rassurant car nous y trouvons de la familiarité et déjà le plus beau de la civilisation. Ce n’est pas ce temps obscur que l’on caricature. Qu’il a fallu caricaturer pour instaurer un mode de production, et donc une vie culturelle, absolument inédites à partir du tournant moderne (voir « caliban et la sorcière » de Silvia Federici par exemple, chroniqué dans ce blog).
Michel Zink, un de nos grands médiévistes, a donné des chroniques à radio France, et on a eu la bonne idée de les regrouper dans un petit opuscule simple et utile, élégant, titré simplement « Bienvenue au Moyen Age ». Il y défend cette époque à travers sa littérature, partant de cette idée que la lettre est un reflet, et après tout lorsqu’on parla de renaissance pour clôturer le moyen âge, on parlait bien de renaissances des lettres et de l’art. La renaissance fut intellectuelle si elle trouva ses sources dans des révolutions on ne peut plus matérielles, telle que l’émergence de la bourgeoisie urbaine, la découverte de l’Amérique ensuite.
Je retrouve d’emblée dans ces chroniques écrites bien que parlées à la radio l’idée que j’exprimais plus haut, et qui me rend tout de suite ouvert à ce que va raconter Monsieur Zink :
La littérature médiévale « ne veut pas dire ce que nous pensons, elle ne veut pas toucher là où à la première lecture elle nous touche (…) pourtant, quand nous l’avons bien éloignée de nous, au moment où nous la pensons la plus éloignée, voilà que nous la retrouvons à nouveau ». Il s’agit donc de débusquer le plaisir de « sentir inépuisable un poème en ce qu’il résonne en nous » venu de très loin.
Disons-le de suite : il ne sert à rien d’opposer, ce qu’une lecture rapide de Norbert Elias (qui montre comment les mœurs changent d’abord dans l’élite, pour se diffuser dans tout le corps social) nous inspirerait, les élites médiévales et leur littérature, et le peuple ignominieux dans sa fange. Car Zink le précise : les frontières culturelles ne sont pas évidentes du tout. Certaines traditions littéraires ont perduré dans ce long moyen âge, sans doute par la voie de l’oralité, et par le biais des chansons populaires. Sans doute a-t-on affaire à un continuum et non à une franche césure entre la vie culturelle des châteaux et celle d’un gigantesque peuple. L’Eglise, omnipotente, avait, il faut s’en rappeler, un rôle puissamment unificateur sur le plan culturel.
Quand Michel Zink nous parle donc des subtilités de la pensée médiévale, de sa sensibilité, au moyen de sa littérature, il ne nous parle pas seulement d’une minorité. Cette minorité écoutait des jongleurs (version professionnelle à plein temps du troubadour), qui étaient mêlés au peuple. « Les chansons de gestes », telle que celle de Roland, qui occupe une grande place dans notre imaginaire national (et dans le livre), ont cheminé, ont été prolongées, reformulées, avec la contribution des contes, et pas seulement des savants. Sans doute faudrait-il distinguer peuple des champs et peuple des villes. Mais ce n’est pas ici le propos.
A travers ses chroniques rapides qui évoquent directement des œuvres, Michel Zink défend la sensibilité, la complexité, de la littérature médiévale, qui ne peut qu’entretenir des rapports étroits avec la culture au sens le plus large de son temps. Et il conclut chacune de ses courtes interventions ici rassemblées avec l’évocation d’un écho contemporain. Qui montre que nous devons beaucoup à ces temps. Que la civilisation et la beauté n’ont pas connu d’éclipse entre Rome et la Renaissance. D’ailleurs, pour qu’il y ait eu renaissance, il y a eu transmission. Et les médiévaux n’ignoraient pas l’Antiquité. De mes lectures d’histoire des idées politiques par exemple, je retiens le rôle important d’Aristote dans la pensée médiévale (n’en déplaise au vilain monsieur qui brûle le manuscrit sur la comédie, dans « le nom de la rose »).
Le théâtre n’a pas vraiment disparu, il trouvait sa place dans le drame liturgique. Comme le montre l’exemple du manuscrit de Fleury (10eme siècle).
Les femmes, qu’on imagine dans l’ombre, jouent un grand rôle dans la vitalité des lettres médiévales. Les textes les plus anciens sont des « chants et rondes de femmes ». Elles nous sont parvenues par le détour arabe, les grandes poésies arabes allant conclure sur des emprunts à ces traditions, trouvées dans la péninsule ibérique (les imbéciles qui disent « je suis charlie martel » ne savent rien de leur propre culture occidentale). La voix amoureuse des femmes résonne tout au long des siècles médiévaux. Elle est parfois traduite à l’écrit pour les femmes, par des hommes, montrant que la réciprocité et le sens du partage des sentiments n’étaient pas appauvris. La « chanson de taille » est directement référée au travail de broderie des femmes.
Le troubadour, ou trouvère, a une grande importance évidemment, en ces temps où on écoutait chanter, lire, et où on lisait aussi directement. La première star du genre est Guillaume, comte de Poitiers. Les troubadours vont chanter le fin’amor, synthèse subtile d’adoration respectueuse et de transgression, de désir réel, physique, mais retenu pour apporter sa preuve de sincérité et de réalité. Ce désir doit être assouvi mais pas trop vite. Question de subtilité. Nous en héritons le terme « maîtresse », qui fait de l’homme, du soupirant, un vassal. On est loin d’un patriarcat brutal, convenons-en.
La poésie de ce temps se pense comme unité de l’amour et du style. Ce qui nous éloigne, contemporains, d’elle, est le rapport à la nature. Tout commence en nature pour ces ancêtres, qui vivent à son contact, sans l’idée même de la perspective. Pour notre part, nous la contemplons et la photographions surtout. Ce qui est remarquable est que comme l’amour c’est compliqué, la poésie se doit de l’être aussi. Elle est dure à lire, rugueuse, plein de consonnes difficiles à lire. C’est une poésie qui se mérite. Comme le cœur des femmes. Elle est tumultueuse stylistiquement, comme est tourmentée la relation. L’amour est teinté de douleur, et le moyen âge distingue le joi de la joya. Le joi est la joie douloureuse d’aimer.
La subtilité est de mise, oui, dans cette époque que l’on qualifie de brutale et pas dégrossie. L’homosexualité est proscrite, et pourtant les amitiés décrites ont une teneur ambiguë qui ne peut échapper à personne.
Subtilité encore, quand Chrétien de Troyes nous dit que son roman nous dira des vérités à travers la fiction. Quand il développe des récits démontrant que tout a un prix , ou que l’attention à autrui doit être une étape à franchir, en revenant en arrière, pour le chevalier. Quand la quête du graal ne finit jamais, n’est pas une fin mais un chemin.
Subtilité toujours, quand Tristan et Iseult, à travers leurs avatars, déploient toutes les formes possibles de l’amour.
Subtilité de la forme allégorique du Roman de la Rose (guillaume de Loris, Jean de Meun).
Et nous n’avons pas attendu le crépuscule des villes industrielles pour entendre la voix des poètes maudits. On l’entend chez Rutebeuf. Dans cette poésie de la confidence qui émerge au 12eme siècle déjà. Dans les « congés » déchirants du lépreux Jean Bodel. Chez Villon.
Tout cela est libre de droit, sur Internet. Au plaisir. Et nous avons aussi le droit de nous arrêter devant une cathédrale, d’y entrer. Et de nous émerveiller devant ces architectures inouïes, de nous demander leur sens spirituel, politique et historique. De constater comment ces bijoux sont beaux au cœur même de la vie contemporaine. Et de méditer sur ce que peut nous apprendre cette superposition et l’harmonie qui en ressort. Nous en avons le droit. Même si on nous attire vers le parking surveillé périurbain par gain de temps. De quel temps s’agit-il ?