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8 mai 2015 5 08 /05 /mai /2015 17:02
Le monde commence là-bas (« Mourir pour Kobané », Patrice Franceschi)
Le monde commence là-bas (« Mourir pour Kobané », Patrice Franceschi)

En refermant le livre ici évoqué, j’ai pensé à « Démineurs », le film passionnant de Kathrin Bigelow sur le corps de déminage envoyé en Irak pendant la deuxième guerre du golfe. L’as du déminage, un fondu qui prend tous les risques, a fini son service et rentre aux Etats-Unis. Il y a une scène où on le voit avec sa fille pousser un caddie dans un grand rayon de supermarché dédié aux céréales, tunnel vide, aseptisé, silencieux, devant lequel on se sent inexistant. Et puis la scène finale est un ralenti sur le personnage qui a revêtu à nouveau la carapace du liquidateur de bombes. De l’un à l’autre, on saisit ceci : il n’y a que dans l’affrontement avec la tragédie, le jeu avec la mort, en allant au-devant d’elle, qu’il peut simplement vivre. Si on avait réalisé un biopic de jeune occidental partant pour le jihad, on aurait sans doute pu insérer la scène du supermarché. Ils sont fils du même vide auquel leur régime psychique ne saurait s’adapter. La différence entre eux est la culture à laquelle ils appartiennent, leur attachement à une abstraction différente (la patrie, l’Oumma), mais aussi le fait que le démineur donne un sens à son action totalement différent de celui du djihadiste. Quand le djihadiste est attiré par le bouclier de la transcendance absolue qui donne accès au déchainement absolu, le sens de la vie du démineur est de sauver des vies. L’empathie d’un côté, la haine de l’autre. Mais aussi des affinités sacrificielles. Le besoin de se réaliser dans l’héroïsme. Qui ne se trouve plus dans le monde du supermarché. C’est au titre de cette ressemblance antagonique qu’ils peuvent se retrouver sur un même champ.

 

C’est un livre magnifique que ce petit récit inspiré « dans la chair », de Patrice Franceschi, aventurier-écrivain (comment le qualifier mieux ?). « Mourir pour Kobané » est un « Hommage à la catalogne » Orwellien de notre siècle, et les points communs entre les deux situations sont frappants. On retrouve ici, sur ce point de friction, où butte l’avancée irrésistible de l’Etat islamique, le choc entre deux conceptions extrêmement antagoniques du monde.

 

La différence est que Franceschi ne porte pas d’arme. Mais il combat cependant, avec sa plume brillante et ses témoignages. Pour que la lutte juste et à portée universelle des Kurdes de Syrie, de ce pays appelé Rojava, qui se constitue en Etat-Nation depuis l’explosion de la Syrie, soit reconnue, et appuyée. Cela n’a pas été vain, et les représentants du Rojava ont fini par être reçus à l’Elysée même si leur Etat n’est pas à ce jour reconnu. Franceschi combat à sa manière, pour que la révolution politique et sociale, égalitaire, féministe, démocratique, laïque, engagée sur ce territoire de trois millions d’habitants, grand comme quatre fois la Corse, puisse survivre et, qui sait, si elle sait éviter les ornières des révolutions nées dans les guerres, faire mûrir l’espoir d’une société nouvelle, au cœur même de la région la plus tourmentée et à bien des égards désespérante du monde. La bataille de l’opinion étant déterminante comme elle le fut aussi pour l’Espagne, mais bien plus encore dans notre monde d’information permanente où ce qui n’est pas dans le flux ne saurait exister.

 

L’auteur s’est lié avec les kurdes de cette région au moment où après la première guerre du golfe Saddam Hussein a voulu, à nouveau, leur régler leur compte, n’y parvenant pas, avec l’aide heureusement de la communauté internationale. Depuis il leur voue admiration et amitié. Il les voit comme les stoïciens de notre temps (ce qui me touche particulièrement, aimant ces pensées), et chacun de ses chapitres sublimes d’humanité, de noblesse et de réalisme, sont placés sous les auspices de Zénon, de Sénèque ou d’Epictète.

 

Franceschi séjourne à plusieurs reprises sur les lignes kurdes syriennes, pendant des mois aux côtés des peshmergas et des « amazones de fer » que sont les combattantes kurdes syriennes, qui représentent un tiers des troupes. Le peuple kurde est féministe. Le rojava est codirigé, comme son parti majoritaire socialiste démocratique, par des hommes et des femmes. Et les femmes se battent avec efficacité dans les troupes des YPD, dans une ambiance mêlant discipline consentie et une certaine légèreté. C’est une suprême insulte pour les djihadistes, que Franceschi décrit et analyse avec acuité, et préoccupation (pourquoi ne sont-ils pas engagés de l’autre côté nos expatriés avides d’héroïsme ?) que d’être contenus puis repoussés hors de Stalingrad-Kobané par des troupes largement féminisées.

 

Les « Yapajas ». Des femmes aux cheveux à l’air, politisées, qui ne reculeront pas. Reculer c’est condamner tout leur peuple à être exterminé dans la tenaille entre Daesh (« isis » dit on la bas) et un Etat turc islamo conservateur qui joue un double jeu particulièrement répugnant, bien que membre de l’OTAN. Il s’agit donc de tenir ou de mourir en masse. Les kurdes ont pour l’instant tenu et repris du terrain avec l’appui aérien de la coalition. Mais ils y ont laissé, david contre goliath bien armé, daesh bénéficiant du pétrole et du soutien d’une internationale islamiste, un très lourd tribut humain. C’est un peuple qui a souffert, depuis si longtemps. Dépecé, nié dans son existence et ses droits culturels. Mais il en a fait une force appuyée sur un très haut niveau de conscience politique et une organisation sans faille.

 

Au-delà du témoignage sur l’héroïsme des kurdes, sur ce conflit à mort entre deux conceptions de l’humanité, « le code civil contre la charia », la démocratie radicale contre le totalitarisme sans limite, Franceschi nous livre, depuis le terrain où sonnent les armes, une réflexion sur la disparition du sens du tragique en occident, sur notre amollissement. Ce sens du tragique qui rend le peuple kurde admirable, et que l’auteur sent immédiatement s’effondrer en débarquant. Il saisit alors que notre vide post moderne explique pourquoi les jeunes occidentaux partent du côté de daesh, à quelques exceptions près (on rencontre quelques engagés auprès des kurdes, curiosités admirables).

 

« A chaque retour de Rojava, c’est la même chose : un vague malaise monte en moi. Il me suffit de débarquer de nuit à Roissy pour que ce malaise prenne naissance devant les publicités agressives qui défilent sur la route me ramenant à Paris. Je quitte un univers de sobriété habité par la foi dans une utopie en train de prendre forme pour entrer avec brutalité dans un monde d’abondance et de surplus où chacun sent le vertige existentiel provoqué par la désertion de tout véritable idéal collectif (…) Là-bas un monde de bravoure où l’on ne craint pas la mort, ici un monde où la peur de vivre envahit tout (…)Je reviens au sein d’un peuple effrayé (…) Un monde ancien, bientôt un musée, fatigué de lui-même, se fichant pas mal de ce qui se passe ailleurs ».

 

Reste qu’une frange de notre jeunesse s’en va là-bas. Et que le mal est sentier plus direct que la vertu, que ceci demeure aux yeux de l’auteur comme aux nôtres un mystère. La frustration l’explique grandement à ce qu’il voit des djihadistes réels, et en particulier la frustration sexuelle. Cette frustration, qui s’ajoute à une conscience victimaire dont on a sous-estimé la nocivité, vient s’engouffrer dans le vide des âmes pour y créer un poison redoutable. Un chemin plus escarpé mène à la vision autogestionnaire et libertaire qui anime le Rojava aujourd’hui, le modèle du PKK marxiste léniniste d’Ocalan ayant fortement évolué. Daesh est plus nombreuse, plus armée, mais les kurdes compensent par leur solidité politique, surtout aidé par les kurdes de Turquie avec qui les relations n’ont pas toujours été aisées (ils parviennent à communiquer grâce à un pont de bric et de broc).

 

Le combat ardent et terrible des milices kurdes, la société qu’ils essaient d’édifier, leur discours de combat mais jamais de haine, la capacité qu’ils ont montrée à faire cohabiter toutes les communautés et les croyances, méritent notre admiration éblouie. Le communisme de guerre a mené l’URSS de l’utopie bienveillante au stalinisme. Il a mené l’Espagne républicaine à se donner à Staline, pour son malheur. Espérons que ce ne soit pas le cas au Rojava. Cela dépendra aussi des liens qu’ils établiront durablement avec la communauté internationale. L’isolement les condamnerait sans doute au durcissement interne. Evidemment, leur avancée pourrait leur donner de mauvaises idées aussi. Malgré des dérapages, le PYD, force politique motrice du Conseil Kurde, semble fidèle comme peu l’ont été à ses principes. La peine de mort a été abolie. Les prisonniers sont jugés par des tribunaux civils, fait exceptionnel. Le politique reste aux postes de commandes. La verve patriotique se confond avec l’idée d’une Nation en marche, décentralisée, plurielle. Qui fonctionne. Un message universel. Que l’on a commencé à entendre pendant le siège de Kobané, mais que beaucoup n’ont pas intérêt à laisser trop se répandre non plus. Les héroïnes et héros de Kobané, et le peuple qu’ils défendent, auquel ils sont profondément liés contrairement à leurs adversaires, sont un motif d’espoir international.

 

Gilles Deleuze disait avec brio qu’être de gauche c’est penser que le monde commence loin là-bas, puis se rapproche peu à peu, jusqu’à nous. Etre de droite pour lui, c’est le contraire. Quand Marcel Déat, l’ancien socialiste devenu fascisant, puis rallié à Vichy, dit qu’il ne vaut pas le coup de « mourir pour Dantzig », justifiant l’abandon de la Pologne à Hitler, il illustre la profondeur de cette phrase de Deleuze. En vérité, le monde vient jusqu'à nous, même si nous lui opposons des vagues d’égoïsme et d’aveuglement. La France est en guerre et ne veut pas le savoir . Et cela rappelle les phrases sévères de Marc Bloch sur l’ « étrange défaite » d’une France épuisée face au totalitarisme européen, même si Daesh n’a rien à voir avec l’Allemagne des années 30.

 

La France ne veut pas savoir que le monde est déchiré de guerres et qu’il produit des réfugiés. Elle vote FN depuis trente ans comme si elle pouvait se séparer du monde, dans une sorte de réaction de déni infantile, ou sénile. Elle s’étonne quand la guerre frappe sur son sol sous forme d’attentats. Elle n’y est pas préparée. Elle voit le monde depuis son nombril. Merci à ce livre de nous rappeler que les milices kurdes se battent pour nous en décidant de mourir pour Kobané.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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