Dès l’entame de la « Promenade au phare » de Virginia Woolf on crie au génie. Un génie qui s’exprime aux antipodes d’autres génies littéraires. Woolf c’est le contraire absolu du minimalisme littéraire, celui de Dashiell Hammett (« Moisson rouge« ) qui fait découler la psychologie de l’action. Ici c’est l’exploration radicale du monde intime qui prime. Ces deux littératures, opposées, sont des voies distinctes du modernisme, qui rompt avec le roman par exemple hugolien ou celui de Dumas : du récit plein de sens, édifiant, appuyé sur des personnages dont la psychologie se définit explicitement, en contact avec le récit.
La question se pose avec cette auteure, dont l’acuité semble à vrai dire unique dans la perception de tous petits riens humains, de savoir si on peut parler de « génie féminin« , expression utilisée par Julia Kristeva. Le génie d’une femme, certes. Le génie d’un « éternel féminin », sans doute que non, au sens où il n’y a de féminin qu’historicisé. Mais on peut se demander si un homme aurait pu exprimer ce que Mme Woolf a su exprimer. Parce qu’elle était une femme, c’est à dire un être sexué, dont les caractéristiques biologiques indéniables (la femme sait qu’elle est femme), prennent un sens particulier dans un milieu et une époque données. Ces questions agitent les anthropologues, les sociologues, les psychologues, les débats autour du féminisme. Et on ne conclura jamais, peut-être que c’est mieux. Cela prouve que l’on ne maîtrise pas l’Humanité, ce qui est une bonne nouvelle.
La promenade au phare repose sur une intrigue minimale. Une famille nombreuse et des amis sont en villégiature dans une maison située dans un île anglaise, d’où l’on voit briller un phare. On y passe quelques heures avec eux, du point de vue intime des individus, particulièrement de la mère de famille. Dix ans après, alors que la grande guerre est passée et a bouleversé la vie de toute famille, un certain nombre d’entre eux y reviennent, et effectuent la promenade au phare qu’un jour on a pas pu réaliser à cause du mauvais temps. La famille ressemble de près à celle de l’enfance de l’auteure.
Mais tout cela n’a que peu d’importance. Cela suffit pour que Virginia Woolf s’abandonne à ce qu’elle sait faire comme personne, sauf un Marcel Proust : exprimer une hypersensibilité surhumaine -et sans doute invivable- en se saisissant du langage.
D’ailleurs, une des questions de lecteur qui m’a saisi à la lecture de ce chef d’œuvre sublime, c’est celle du caractère autocentré de l’écrivain. Car finalement, Mme Woolf prête son hyper sensibilité, et sa capacité à la penser (et non seulement à l’écrire, mais on pense aussi avec du langage), à ses personnages. Ainsi, soit chacun est doué d’une vie de pensée des émotions d’une densité exceptionnelle, soit Mme Woolf projette son tumulte intérieur sur les personnages.
On a qualifié, dans la sapience littéraire, l’écriture de V Woolf comme celle du « flux de pensée ». Elle s’empare en effet des pensées profondes des personnages, chacun à leur tour, pour nous les restituer. Le génie de l’auteur c’est de parvenir à saisir la pensée comme un flux, ce flux rapide, qu’on observe quand on s’essaie à la méditation et que justement on tente, si difficilement de ne pas penser. Mission tellement rude que le maître en méditation finit par dire » vous ne pourrez pas ne pas penser, observez vos pensées, et mettez les de côté doucement ». Mme Woolf les écrit.
Elle s’avance, et c’est là sa force, sa marque, jusqu’à cette lisière entre la pensée et le pré conscient. Jusqu’à des pensées qui sont pensées mais que l’on ne se sent pas penser. Le point de contact entre l’émotion et la pensée, où la langue est déjà là. Car pour traduire ce flux il faut du langage. Avant cela il faudrait peindre. Comme Edward Munch.
Le flux de pensée n’est que la logique de notre soumission au temps, flux des flux. Les personnages et notamment Mme Ramsay, le centre de ce petit monde, sent lourdement la transformation incessante du réel en passé. Qu’est ce qui crée alors l’unité du Moi dans ce monde en charpie temporelle ? Le travail de la mémoire, l’unité du langage. V Woolf luttait contre la folie et sans doute une angoisse de morcellement et devait sans doute la nécessité de cette lutte à cette hyper sensibilité féroce, démesurée, que seule la littérature pouvait tenter de contenir en lui donnant au moins une forme.
Souffrir étrangement n’empêche pas de parvenir aux mêmes conclusions que les grandes sagesses, par l’émotion elle-même. C’est ce que révèle ce roman. Deux personnages, deux femmes, parviennent au sentiment de l’Etre, sentiment qui peut rejaillir de la mémoire. L’éternité existe, c’est celle de l’instant, puisque l’harmonie mirifique d’un instant ne saurait périr. Les personnages et l’auteur en proie à la finitude traquent ces miracles sur la plage ou autour d’une table. C’est là leur possible bonheur.
L’hyper sensibilité c’est d’abord celle portée à autrui évidemment. Le roman dépeint des individus absolument dépendants d’autrui, souffrant sous le joug de son possible regard. Il décrit aussi une attention d’une acuité incroyable envers les autres. Ce qui a pu être même difficile à lire, car à en croire l’auteur on ne saurait passer inaperçu un instant. On ne saurait échapper à ce jeu d’observation forcené.
Même dans l’amour, l’amitié, l’affection, il est fatal d’être insupportable, comme ces adultes mâles qui brisent l’espoir en affirmant de leur science que « demain on ne pourra pas aller au phare » à cause du mauvais temps. Parce que cette dépendance est ressentie, parce que l’on ne peut s’empêcher d’être soi, parce que la tyrannie n’est jamais tout à fait absente, parce qu’on ne peut pas donner à autrui ce qu’il veut quand il le veut. Parce que l’on est contraint d’abord de s’occuper de soi, de son corps, de sa propre pensée, de sa propre estime de soi. Certains individus, on ne sait pourquoi, ont la capacité d’unir les autres, de symboliser la beauté, la bonté, l’espoir. Bien que l’on sache leurs limites. Le charisme est aussi incernable que la beauté. Mme Ramsay est de cette trempe des sources d’inspiration. Elle est le vrai phare du roman.
Enfin, Virginia Woolf semble écrire pour moins souffrir. Le flux de pensée la berce et nous berce. Elle se berce de ce qui la fait souffrir et la déborde, par l’entremise de la création. La présence des vagues, en arrière plan constant du roman, n’est pas fortuite. Mais la vie intérieure est plus forte. Elles peuvent inspirer l’apaisement ou irriter l’anxiété. Il n’y a pas de déterminisme esthétique ou sensoriel. Les vagues cèdent devant l’esprit.