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24 juin 2015 3 24 /06 /juin /2015 11:51
Cassandre et les dupes ("L'homme unidimensionnel", Herbert Marcuse)
Cassandre et les dupes ("L'homme unidimensionnel", Herbert Marcuse)

" Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves".

 

Herbert Marcuse

 

Chemin faisant en ce moment dans l'œuvre de Pasolini, cinématographique et littéraire, j'ai pensé qu'il s'inscrivait dans une nébuleuse de Cassandre qui ont crié au danger totalitaire dès la survenue de la société de consommation. Quand Pasolini comprend qu'au cléricalisme italien succède brutalement une forme de pouvoir inédite fondée sur l'opium des "choses qu'on nous propose, d'avoir des quantités de choses, qui donnent envie d'autres choses" (Souchon), c'est au moment même où le navire de l'hédonisme marchand touche aux rives de son Italie.

 

Mais ce navire vient des Etats-Unis, et Herbert Marcuse en a exposé l'architecture très nette quelques années avant, avec notamment "L'homme unidimensionnel".

 

A relire Marcuse, que j'avais lu très jeune, je suis frappé, non seulement par la proximité incroyable entre ce qu'il écrit et ce que dit Pasolini dans un autre style, mais plus largement par l'ironie grinçante de l'Histoire :c'est que les soixante-huitards, ces dupes, connaissaient Marcuse, c'était leur théoricien de référence, pour beaucoup. Et pourtant, ce sont eux qui ont permis, en cassant les valeurs conservatrices, à l'ogre nouveau de dévorer la culture.

 

Le marché avait besoin des hippies pour ouvrir de nouveaux champs de consommation que les anciennes valeurs atrophiaient. Les mouvements politiques gauchistes de ce temps là ont joué le rôle d'idiots utiles, alors qu'ils étaient non seulement prévenus, mais qu'ils maîtrisaient ces analyses.

 

Et depuis lors, ils n'ont certainement pas compris ce qui s'est passé, ni tiré quelque conclusion profonde. Eux-mêmes, comme le dit déjà Marcuse, incapables de s'élever au dessus de l'Esprit du temps, n'agissent plus en êtres tragiques mais en consommateurs revendicatifs, à bien des égards. Qu'il s'agisse de consommer une image de soi dans le militantisme, de sous-estimer totalement la société spectaculaire, ou de fermer les yeux sur les valeurs réelles des dominés, et donc de mésestimer le combat culturel, les questions de construction de soi posées lorsqu'on prétend vouloir changer la vie.

 

 

Marcuse saisit la société de consommation comme une "société close", où le travail du "négatif" - notion empruntée à Hegel - ne peut plus s'exercer, du fait de la mobilisation tout entière des psychés par un pouvoir qui n'a plus, ou presque, besoin de répression physique, au sens où le pouvoir étatique détient le monopole de la violence légitime. Cette société est un "mode de vie". Et donc les forces critiques sont englobées dans ce mode de vie. En cela il prolonge le concept génial, marxiste, de fétichisme de la marchandise. Pour Marx la marchandise parvient à faire croire qu'elle n'est rien d'autre qu'elle-même, et à dissimuler les rapports sociaux qu'elle contient. La société de consommation porte à l'extrême ce fétichisme.

 

La société de consommation prétend répondre aux besoins, et c'est sa force, mais si la réponse aux besoins est une finalité de l'émancipation, elle devait, dans l'esprit des anticapitalistes, être "médiatisée" par la liberté. C'est tout le contraire qui se déroule.

 

Ce que voit venir Marcuse, c'est une "société sans opposition", et cette prophétie est réalisée. Les luttes politiques sont des postures qui masquent un consensus profond, intériorisé, métabolisé, sur les finalités de la société. Le totalitarisme de ce temps est de production et de distribution, et n'a en aucune façon besoin de créer un parti unique. Les oppositions ne sont plus que quantitatives. Ainsi les Partis Communistes qu'observe Marcuse en sont temps se sont alignés sur Keynes, en réalité, ils réclament "plus", si on écarte leur verbiage. L'aspiration ouvrière est de devenir bourgeoise.

 

L'individu n'a pas de contrôle sur ses besoins, recréés en permanence par l'appareil productif. Certes nous jouissons, mais nous jouissons dans l'hétéronomie. Nous sommes des choses jouissantes. Cette jouissance va de pair avec la stimulation constante de produire, de consommer, d'effectuer des travaux absurdes, parasitiques, de pratiquer les loisirs qui nous sont prescrits. Et quand nous croyons contester, nous nous calons dans le chemin de fer de cette société là. Nous achetons des guides écologistes à "Nature et découverte" et nous consommons de l'identité écologique. Nous consommons de l'identification à Che guevara avec un t shirt et des chansons cubaines. Pas une cause qui n'ait son concert, pas une cause qui ne soit une consommation de lien social, d'où le tragique et l'esprit de gravité ne soient exclus.

 

Dans ces conditions, le refus des valeurs de cette société ne peut plus être politique, il est assimilé à de la folie. L'opposition serait tout simplement, démente. A travers la puissance de la technologie l'humain s'identifie absolument à la société. "Il n'y a plus qu'une dimension" parce que l'humain est entièrement absorbé par le fonctionnement économique, qui a tout subsumé. L'idéologie est contenue dans la production elle-même, en amont des débats idéologiques.

 

Les consommateurs et les producteurs sont indéfectiblement liés par la même culture, qui solidifie terriblement l'ensemble. Nous le savons, nous ne rechignons pas à acheter des produits fabriqués par des enfants, parce que nous ne saurions que très difficilement nous extraire de l'injonction à posséder ce qu'il faut posséder, malgré toute notre conscience. La publicité crée une manière de vivre, et ne nous laisse que notre "fausse conscience" (concept qui refait surface en ce moment grâce à Emmanuel Todd : le fait de "se la raconter" sur soi-même , qu'il impute aux défenseurs d'une "République" qui n'a rien de républicaine hormis son discours superficiel).

 

La contre culture est ainsi, généralement, inoffensive, elle est une marchandise comme une autre. Car elle ne remet pas en cause le régime pulsionnel qui nous travaille à la base. Fondé sur la base productive. Nous vivons dans une société qui exclue, mais qui est formidablement intégratrice quand il s'agit de faire admettre qu'elle est quasi naturelle. C'est la fin de l'Histoire, une idée qui n'a même pas besoin d'être enfoncée dans les têtes par des discours, mais qui s'exprime dans nos comportements. La naturalisation de notre monde économique et social fait de la domination une simple administration, neutre. Alors que les prolétaires étaient ces dangereux, ces "vivants refus" de la société, ils y participent pleinement.

 

Evidemment, l'automation, qui accélère encore de notre temps, ouvre d'immenses possibilités révolutionnaires. Si elle est mise au service de la libération humaine. C'est dans cette possibilité que peut s'engouffrer encore un changement de société.

 

Le réel devient donc rationnel.

Dans le domaine culturel, les éléments créateurs d'une autre dimension que le réel sont attaqués durement et intégrés eux aussi. La valeur d'échange régnante unifie tout : la publicité, la philosophie, l'Histoire, l'art, la politique et la distraction. L'art perd sa nature de "contestation de ce qui est". Il est privé de son étrangeté et de sa magie. Ce processus se masque derrière une fausse démocratisation. Tout a une solution technique, et Roméo et Juliette sont susceptibles d'être psychanalysés... Les dimensions tragiques, tel que l'affrontement entre chefs politiques, sont écrasées par la communication de masse. Il n'y a nulle transcendance dans ce monde (Marcuse ne voyait pas l'effet rebond, justement, de l''intégrisme, face à cette destruction du transcendant). C'est Malraux qui l'a vu avec son XXIeme siècle "qui sera religieux ou ne sera pas".

 

Aussi bien influencé par Freud que par Marx, Marcuse voit que la sublimation est remplacée par la satisfaction immédiate. Le monde, repris sous contrôle, a été désérotisé (il compare la différence pour les sens entre faire l'amour dans un pré à le faire dans une automobile).

 

Le langage est profondément affecté par cette transformation de la totalité du réel en rationnel. Marcuse ne parle pas de novlangue mais de "langage d'une administration totale".  Ce langage exprime une pensée positive, opératoire, fonctionnelle. Le raisonnement technologique en particulier, identifie les choses et leurs fonctions, les mots et les concepts. On en vient à ce discours politique ou managérial insupportable car ausi vide que rituel. Le langage publicitaire, hypnotique, tautologique (on pourrait prendre pour exemple le contemporain "gouverner c'est fixer un cap"), appauvrissant la syntaxe volontairement, a contaminé tout le langage, unifiant par exemple les opposés. On peut ainsi prétendre que des abris anti atomiques sont "confortables", ce qui est une absurdité effarante.

 

" Pour quelqu'un qui n'est pas assez conditionné, la majeure partie de l'écriture et de la paroles publiques est complètement surréaliste".

 

" Ceux qui parlent un tel langage semblent être immunisés contre tout - et capables de tout"... Comme nos dirigeants politiques.

 

Dans la pensée, la description a remplacé l'explication, sous cette domination fonctionnaliste.

 

Pour Marcuse, seul le sauvetage de la philosophie est une issue. La pensée doit démontrer le caractère irrationnel de la rationalité envahissante. Déja, dans les années soixante il pose radicalement la question de la production superflue. La question la plus subversive. Qui est désormais identifiée comme vitale pour la planète. Il en appelle non pas à un primitivisme mais à lutter contre la société du gaspillage et de la dépendance. Pour redonner une chance d'autonomie à l'expérience humaine, il y a la pensée, et il y a l'art, et en particulier la fiction qui peuvent défendre les possibilités du langage, et donc d'une pensée échappant à l'opératoire économique. Bref il reste la possibilité, encore, de l'imaginaire. A défendre coûte que coûte, contre le tsunami rationnel-technologique. La révolution sera culturelle ou ne sera pas.

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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