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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 23:48
D'un concept introuvable, "Philosopher ou faire l'amour", Ruwen Ogien
D'un concept introuvable, "Philosopher ou faire l'amour", Ruwen Ogien

Let the poets

pipe of love

in their childish way

I know every type

of love

 

Cole Porter

 

J’apprécie les livres de Ruwen Ogien, qui de son propos toujours extrêmement simple, dénué de tout jargon, bref démocratique, déboulonne ce qui subsiste des pensées transcendantes dans la culture contemporaine. La transcendance a été dégradée en "morale" et incrustée dans le langage, depuis Kant. Le langage nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Nous pensons à partir de ses catégories en considérant que ces catégories sont le réel. Ce qui est langue serait raison en somme. Pourtant l’organisation de la langue n’est qu’un arbitraire.

 

Et Ruwen Ogien, armé d’une simple logique pragmatique, munie d’exemples prosaïques et de son humour, nous montre la légèreté de ces concepts que nous divinisons en cherchant à leur donner le bon contenu, alors que leur pertinence même est à discuter. On pourrait lui dire qu’il risque de déboucher sur le nihilisme. Sur un relativisme absolu. Mais ce serait injuste. Sa pensée aboutit à un pluralisme. Le pluralisme est admettre que beaucoup d’attitudes " se tiennent ", et non pas que rien n’a de sens.

 

Après avoir beaucoup travaillé sur la morale, il s’attelle à la question de l’Amour dans « Philosopher ou faire l’amour ». D’emblée il y a l’idée d’une alternative, car dans la pensée platonicienne qui est encore dominante, et a des accointances avec la forme dégradée d’amour romantique qui tient lieu de doxa, l’amour " le vrai " ne peut pas être réductible avec " faire l’amour ".

 

Cependant nous sommes toujours dans le cadre du projet de pensée éthique -il préfère le terme de morale- sans transcendance que poursuit Ogien, car quand on parle d’amour, on parle inévitablement de morale. Essayez donc ! Quelqu’un invoquera inévitablement un argument moral. Les essais de Ruwen Ogien sont un moyen de faire connaître la philosophie morale, dans toutes ses écoles, qu’il cite abondamment. Ogien est un passeur en même temps qu’un philosophe qui défend sa position libertaire assumée.

 

Au moment où l’idéologie dominante héritière d’un certain amour romantique est en crise, tenaillée par un conflit de normes, entre les exigences d’exclusivité voire d’éternité qu’elle porte aux nues, et les tensions de la liberté des mœurs, sa réflexion est on ne peut plus pertinente.

 

C’est une approche philosophique de l’amour. Elle repose sur l’idée que la philosophie ne saurait se désintéresser de l’amour, ainsi qu’on lui conseille parfois. Comme Martha Nussbaum ou Roland Barthes : " cela même dont le propre est de résister à la science" . Il n’y a aucune raison de voir la philosophie renoncer à quoi que ce soit, pour le laisser à l’art. Un préjugé anti intellectuel qui d’ailleurs, Ogien ne le dit pas, a des accointances avec le romantisme. Mais la thèse d’Ogien est qu’il est impossible, rigoureusement, de proposer une définition de l’amour. Il n’y a nulle essence de l’amour. En fait, c’est une manière de nous dire qu’il n’y a pas d’essence du tout… Ou que l’existence précède l’essence, et que donc la pluralité des existences aboutit à la pluralité des essences.

 

Ogien va nous promener dans les arcanes de la philosophie de l’amour pour montrer que tout essai de définition de l’amour est en réalité un peu vain, et qu’il s’agit d’un concept global assez mal dégrossi recouvrant des pluralités de phénomènes.

 

La vision qui fait de l’amour une essence repose sur un certain nombre de postulats, que l’auteur va examiner pour montrer qu’ils ne sont pas si solides, ou en tout cas que ça ne fonctionne pas si bien. Et il va y procéder de manière pragmatique mais aussi en ayant recours à ce qui parle le plus d’amour : la chanson populaire. Le succès des chansons d’amour nous parle nécessairement de la phénoménologie de l’amour, de sa réalité, et donc on peut utiliser ce matériau, très contradictoire, pour le comparer aux définitions philosophiques de l’amour. Dans la chanson l’amour est partout, mais partout différent, rose, noir. Dans une même chanson l’amour illumine et détruit.

 

Les philosophies essentialistes de l’amour reposent sur des piliers communs :

l’importance de l’amour- ce qu’il y a de plus important – le caractère irremplaçable de l’être aimé, l’indifférence de l’amour à la rationalité, l’indifférence à la morale, l’absence de contrôle sur la naissance de l’amour ou sur sa disparition. Ces piliers sont sujets à caution.

 

Mais quand on entre dans les détails, personne n’est d’accord. Ogien dénombre 17 points de désaccord des philosophes sur l’amour. Concept introuvable.

 

Y a t-il un élément commun aux formes d’amour ? A vrai dire nous n’avons pas même de réponse à la question " la plus discutée depuis l’Antiquité" , celle de savoir si on aime une personne parce qu’elle est belle, intelligente, émouvante, etc…, ou si on la trouve belle, intelligente, émouvante, parce qu’on l’aime.

 

Pour les uns l’amour est source d’illusion, pour les autres c’est le chemin le plus sûr vers le vrai.

Sur le caractère désintéressé ou pas de l’amour, personne n’est d’accord.

Certains voient dans l’amour une ruse de la nature. D’autres, comme un certain féminisme dur, un moyen de domination.

 

Les définitions de l’amour se divisent entre des " conatives" , et des ‘ "affectives" . La conative repose sur l’idée que l’on veut du bien à l’être aimé. C’est du conatif que chante Nina Simone avec " my baby just cares for me" . L’affective insiste sur ce que l’on ressent. On peut aussi voir l’amour comme une notion contemplative sans but précis.

 

Mais ces émotions ont elles une cause identifiable ? Difficile.

"Vous pouvez aimer celui qui vous fait du mal et détester celui qui vous fait du bien ". On peut fuir l’être aimé, en être écœuré. L’amour ne semble pas attaché à un seul état affectif. Il ressemble plutôt à une sorte d' "amplificateur de toutes sortes d’émotions" .

 

Quant à la définition " conative ", il est facile de voir qu’elle ne concerne pas tous les amants. On peut aimer sans se soucier vraiment du bien être de l’être aimé. Certains aiment en pensant qu’ils seraient mieux avec quelqu’un d’autre.

 

Revenons sur les piliers de la philosophie essentialiste de l’amour. Un d’entre eux est que l’amour est au sommet en quelque sorte. Pourtant, on dit aussi bien " Roméo aime juliette »"que "Roméo aime les pâtes fraîches". On voit de suite que la notion d’amour est d’une substance bien relâchée.

 

L’idée de l’être irremplaçable n’est pas plus résistante. Aristophane la défend dans " Le banquet " de Platon en ayant recours à la fable des êtres doubles. Mais on ne sait pas résoudre la question suivante : aime t-on quelqu’un pour sa substance, ou pour ses qualités ? Pragmatiquement, le deuil amoureux est répandu. Et la chanson nous dit qu' "avec le temps va tout s’en va" . On peut aussi prétendre que le caractère irremplaçable de l’être aimé est fonction de l’investissement dans la relation, qui a tout intérêt à devenir irréversible.

En même temps on dépérit d’amour perdu.

Bref… on ne peut pas être catégorique.

 

L’idée de l’amour qui échappe à la raison est très prégnante. Elle inspire par exemple les circonstances atténuantes des crimes passionnels. Au passage Ogien remarque que l’on pourrait aussi considérer que c’est une circonstance aggravante, et d’ailleurs c’est une tendance nouvelle dans la justice contemporaine. Il prend à cet égard l’exemple du procès de Marc Cécillon, le rugbyman, lourdement condamné…

 

Mais l’amour échappe t-il à la raison ? On ne saurait le trancher. Il y a des choix au cœur de l’amour, par exemple de se rendre à un rendez-vous dont on sait qu’il vous fera basculer dans une histoire d’amour.

 

L’amour est il moral ? Se poser cette question revient à se poser celle de la partialité en morale, et ça n’a rien d’évident encore. Est-il moral de sauver son enfant si l’on ne peut sauver qu’un seul individu parmi une dizaine ? Il peut sembler que oui. Mais les autres parents pourraient invoquer la mesquinerie et demander un tirage au sort.

 

La philosophie essentialiste de l’amour est redevable à Platon et au Banquet. Platon nous lègue une conception hiérarchique de l’amour. Au bas de l’échelle, il y a l’amour physique, puis l’amour moral, et l’amour céleste, celui du philosophe, tout au sommet. C’est de cette tradition que Nietzsche – jamais cité étrangement, stigmatisera comme un odieux dégoût du corps, et donc de la vie même. Une tradition d’où découle l’alternative " philosopher ou faire l’amour". Mais tous les participants, ivres… du Banquet, ont en commun un idée : ils pensent tous qu’il y a une vérité de l’amour. Qu’ils la détiennent. Et Ogien leur oppose que le but même de leur débat est vicié.

L’amour semble une catégorie du langage qui ne permet pas de penser sérieusement.

 

"Amour fait probablement partie de ces termes primitifs qu’il est impossible de définir ou dont aucune définition incontestable ne saurait être donnée" . Comme pour le bien, le mal, la beauté, la vérité. Malheureusement ces concepts introuvables et encore présentés comme transcendants envahissent la pensée.

 

Ogien remarque un regain des éloges de l’amour. Chez les penseurs conservateurs, de droite, comme Ferry, Finkielkraut, mais aussi dans une certaine gauche, comme chez Alain Badiou. L’idée est que l’amour est un remède aux dérives de l’individualisme, ce que personne ne conteste. Mais pour autant, Ruwen Ogien voit dans ces éloges un danger planant sur "les damnés de l’amour" . Celles et ceux dont les subjectivités amoureuses ne répondent pas aux critères essentialistes ressortant de ces éloges. Protéger les "damnés de l’amour", c’est l’objet du pluralisme philosophique qu’il propose.

 

Je suis en tous points d’accord avec Ruwen Ogien, sur sa critique de l’essentialisme en amour et en toutes choses. Je suis d’accord avec ses conclusions politiques sur l’instrumentalisation conservatrice, perverse, du concept d’amour. Mais il y a un Mais. Ogien est philosophe. Ce qu’il constate finalement c’est la limite de son approche philosophique. Mais il ne peut pas conclure cela. Sinon il ruine sa vocation.

 

Moi je ne suis pas philosophe, je suis lecteur de philosophie. Devant l’amour comme phénomène, j’ai envie d’être comme Freud devant la philosophie. Conscient de ses limites. Et sans doute la psychologie qui s’intéresse à la naissance de l’amour, à ses sources profondes, à la spécificité des formes que les êtres de chair et d’esprit lui donnent, est un meilleur moyen encore de cerner l’amour. La psychologie, certes, nous ramène à la position d’Aristophane dans "Le banquet". Au désir de fusion qui répond à la perte de la fusion

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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