Je suis de ceux qui considèrent que la culture est le politique. Si l’on s’en tient à ce qu’Hannah Arendt définit comme le politique : ce qu’il y a entre les gens. Cet espace-là. Ce qu’il y a de plus politique sont les raisons d’agir et donc les représentations du monde. Gramsci est donc à mes yeux un grand penseur décisif. Lui qui a saisi, le premier, que la guerre de mouvement, soit la politique comme conquête de l’appareil d’Etat, était dépassée parce que le pouvoir n’est plus concentré en son sein, et que le monde contemporain était dédié à une guerre de position, de tranchées, jusqu’aux micro sillons de Michel Foucault.
Le cas de la Grèce d’Alexis Tsipras ne fait que souligner la pertinence des intuitions lointaines d’Antonio Gramsci depuis sa prison. Il est tout de même effarant de voir le retard pratique de la gauche par rapport à la richesse intellectuelle qu’on lui a léguée. Par exemple, puisqu’on parle ici d’un des principaux théoriciens de la praxis, on entend encore fréquemment et peut-être de plus en plus de gens de gauche opposer « le terrain » et « les idées », et donner dans l’anti intellectualisme le plus primaire, alors qu’un Gramsci après Marx,a démontré toute la nécessité de dépasser ce clivage.
Si on lit Gramsci on est immédiatement frappé par un paradoxe : cet auteur-là, dont l’hétérodoxie par rapport à un marxisme sous influence soviétique, c’est-à-dire vulgairement mécanique, est criante, a toujours été considéré comme un pilier de la pensée communiste. Il n’a jamais été ostracisé. Jusqu’à présent je m’étais dit que cela s’expliquait par son emprisonnement par les fascistes. Il n’a pas eu l’occasion d’être tué à Moscou. Certes, mais l’affaire est bien plus complexe encore ; et c’est ce qu’à travers une véritable enquête policière, littéraire, graphologique, Franco Lo Piparo développe dans « Les deux prisons de Gramsci ». Ces deux prisons, c’est la geôle fasciste, mais aussi son confinement dans une tradition du mouvement communiste international avec laquelle il avait très certainement rompu de son vivant. Il y avait des liens anciens entre Gramsci et Trotsky qui correspondaient au sujet des questions culturelles notamment. Imaginons la portée qu’aurait eue leur jonction.
Le personnage clé qui bâtira une seconde prison autour de Gramsci est son ancien ami, un homme « rusé comme Ulysse », Palmiro Togliatti, le successeur de Gramsci à la tête des communistes italiens, exilé et dépendant des soviétiques staliniens. Il deviendra l’homme fort du grand PC italien d’après-guerre, éditera Gramsci, se juchera sur son prestige. Et pourtant…
Pourtant s’est livrée une bataille souterraine que Gramsci ne pouvait pas remporter, lui qui ne faisait plus confiance à Togliatti et à sa petite garde rapprochée, depuis sa prison. Sa correspondance, qu’il sait lue par les polices italienne, anglaise, et par les appareils communistes italiens et soviétiques, recèle comme son œuvre de prison de ruptures évidentes avec le cours du communisme international sur lequel il est bien informé. Il doit laisser des traces pour l’avenir, car il sait – lui le philologue- qu’il sera analysé plus tard et que son message sera entendu, mais sans menacer les siens qui vivent en URSS, tout en ménageant sa propre possibilité de sortir de prison.
Il va donc adopter un « langage ésopien », métaphorique, codé, pour dire ce qu’il doit tout de même dire, après avoir signifié assez clairement que de grandes transformations ont affecté sa pensée, et qu’il a été tenaillé par des conflits intérieurs allant jusqu’à fortement dégrader sa santé. Lo Piparo en analyse en détail nombre d’extraits, et il est émouvant de voir ce penseur emprisonné devoir naviguer entre son devoir de vérité, la douleur de sa rupture avec le mouvement auquel il a donné sa vie, et les limites qu’il ne peut pas franchir. Togliatti, lui, comprend ce qui se joue. Il sait qu’une rupture franche avec Gramsci, renvoyé au « trotskysme renégat » serait dangereuse, car susceptible de susciter une purge chez les italiens, dont il pourrait être victime à une époque ou Staline coupe des têtes comme on fauche les blés. Togliatti va donc devoir annexer Gramsci, rassurer les soviétiques, empêcher la famille de Gramsci de trop en dire, ce qui suppose de prendre le contrôle des manuscrits aux bons moments, et discrètement. Une grande partie des staliniens étaient des gens qui optaient pour la survie en attendant mieux et pas nécessairement des criminels zélés. Kroutchev au premier chef.
La biographie officielle de Gramsci, elle aussi propagée par Togliatti, à laquelle je croyais, indique qu’il est mort en prison. Lo Piparo montre que non. Il a manifestement passé deux ans en liberté surveillée en clinique, et allait être libéré. Pendant ce temps, étrangement il n’aurait presque pas écrit, et pas de politique, alors qu’il a passé son temps à produire en prison, ce qui nous léguera une trentaine de cahiers et une correspondance denses. Fouillant inlassablement dans les manuscrits, les archives, les emballages même, Lo Piparo affirme que l’œuvre, que Togliatti a réussi à intercepter, à subtiliser aux bons moments à la fois à la famille, contre les souhaits de Gramsci, et aux soviétiques, a été expurgée. Sans doute de ses attaques finales frontales contre le stalinisme.
Mais quand Gramsci est en prison, il parsème ses cahiers, sous le masque de références historiques indolores, d’attaques contre la bureaucratie et les comportements dictatoriaux, et de défense de la liberté de pensée, à travers l’éloge d’un certain libéralisme politique. Et ceci restera dans son œuvre, sous une forme « ésopienne » brillante. Gramsci a su en partie contourner la censure.
C’est au prix d’admirables tours de passe-passe que Toglatti parvient à « digérer » les œuvres de Gramsci, à les publier, à se jucher sur leur prestige, en prise avec d’autres protagonistes jouant aussi leur propre jeu, ambivalent, comme la belle-sœur de Gramsci, Tatiana, la première à sauver et défendre l’œuvre, mais agent soviétique, ou encore l’étonnant universitaire de Cambridge, proche de Gramsci, et émissaire de Togliatti, Piero Sraffa. Mais c’est Togliatti qui a les ficelles en main et parvient à ses fins, présentant le penseur comme un véritable militant stalinien, ce qui est proprement une escroquerie.
La lutte a commencé très tôt. Lorsque Gramsci est arrêté, au milieu des années 20 la glaciation stalinienne commence. Le livre montre que les communistes italiens dans la clandestinité ont joué un rôle trouble. Qui a sans doute contribué, à dessein pour les chefs, à prolonger et endurcir parfois la détention de leur leader. Ainsi c’est un courrier « bêtement » envoyé par un communiste qui fait savoir aux juges la véritable importance primordiale de Gramsci dans l’organisation communiste… Plus tard, alors que la liberté conditionnelle de Gramsci était à portée de main, les communistes italiens ont réalisé une campagne extrêmement bruyante pour la réclamer, ce qui ne pouvait que la compromettre définitivement, les fascistes ne pouvant bien entendu pas céder à ce mouvement d’opinion. Belle leçon au passage, sur la manière dont on peut obtenir en politique le contraire de ce que l’on prétend.
Nous aurons donc été sans doute privés d’une analyse directe du stalinisme par Gramsci. Les traces d’un cahier manquant, qui aurait été écrit en clinique, existent, mais rien ne dit qu’il n’ait pas été détruit et qu’on le retrouvera un jour dans les archives russes. Gramsci est resté longtemps associé à une tradition politique décriée par l’Histoire, injustement.
Un aspect du livre étonnant est encore le rôle de Mussolini. Il a emprisonné Gramsci tout en le protégeant. Gramsci a pu écrire une œuvre immense en prison, dans une cellule solitaire. Avec le matériel pour cela et l’accès aux livres. Mussolini se faisait sans doute copier ses productions déposées au greffe. Pourquoi une telle indulgence ? On sait que le Duce a connu Gramsci dans ses années socialistes. Peut-être l’admirait-il ? Peut-être pensait-il pouvoir tirer lui aussi profit de sa pensée ? Et l’on sait que l’extrême droite cite Gramsci et qu’elle suit une stratégie très claire de conquête de l’hégémonie culturelle. Et puis Mussolini savait qu’un personnage d’une telle stature, en voie de rupture avec le Komintern, aurait suscité des divisions chez les rouges. Peut-être a t-il voulu favoriser cela. On ne le saura jamais, mais en tout cas Mussolini a ménagé Gramsci, et donné raison à ses recours contre certaines décisions répressives de l’administration pénitentiaire. Mussolini était plus rusé que son image de brute ne le laisse paraître.
Au final, après avoir lu ce polar politique complexe, parfois très technique – on s’y perd même, dans les numérotations de manuscrit, les histoires d’étiquetage, etc- on se demande tout de même si tout ce déchiffrement de mystères est vraiment nécessaire, sauf si on aime le travail de fouille et d’enquête. Il y a un côté trip à Rennes-le château dans ce livre. Ne suffit-il pas de lire Gramsci pour saisir, immédiatement, qu’il n’a rien de commun avec les productions insipides et odieuses du stalinisme international ? Ne suffit-il pas de le lire pour voir qu’il est un esprit créateur, libre, sincère ? Et donc pour comprendre qu’il n’appartient pas à ceux qui ont voulu le monopoliser. Il y a tout de même un côté un peu désuet dans cette bataille d’experts à laquelle se dévoue Lo Piparo. Il en vit, il en publie, ici le CNRS le traduit. Mais cela tient un peu, malgré l’aspect policier qui peut aussi passionner certains, de la bataille de chiffonniers entre experts. Ceux-ci fétichisant aussi des manuscrits, et des détails qui ont finalement une importance relative. Car, et cela Lo Piparo le dit lui-même à un moment de son livre, même expurgée, même contrôlée dans son interprétation et son organisation, l’œuvre de Gramsci conserve une puissance subversive immense. Et quand je parle de subversion, c’est à l’égard de tous ceux qui prétendent abaisser la pensée.
Nous ne sommes pas à un paradoxe près. Togliatti aura émasculé Gramsci tout en assurant tout de même sa portée, puisque sa glorification initiale, utile au PCI, a requis l’édition de son œuvre.
Il reste à le lire et à en mesurer toute la portée. La notion d’hégémonie culturelle qu’il a conceptualisée ne doit pas être abordée avec superficialité, et il importe aussi de saisir sa dimension encore différente, et accentuée, dans une société de communication et de spectacle permanents. Pasolini aimait Gramsci, et lui a dédié des poèmes (« cendres de Gramsci »). Les grands esprits d’anticipation se reconnaissent.