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2 septembre 2015 3 02 /09 /septembre /2015 19:15
Délicatesse au broyeur - " Le monde d'hier, souvenirs d'un Européen", Stefan Zweig
Délicatesse au broyeur - " Le monde d'hier, souvenirs d'un Européen", Stefan Zweig

« Le monde d’hier » constitue les mémoires de Stefan Zweig. On y sent le désespoir de Zweig, mais par pudeur – il évoque à peine en plus de cinq cents pages sa vie intime, ses femmes-, ou par optimisme de la volonté, souci de legs, auto conviction selon laquelle ce qui est vécu ne saurait être enlevé, et que toute expérience a ses vertus, il s’efforce de croire encore à une renaissance de cette Europe qu’il aime, dominée par Hitler quand il écrit.

 

Car Zweig est avant tout un européen et même un précurseur de la Terre Patrie, un héritier d’Erasme, qu’il considère comme son maître. Il se suicidera rapidement, après ces mémoires. Sa sensibilité extrême, qui affleure du livre, ne lui donnera pas le temps d’attendre les premières lueurs d’une victoire possible pour les alliés.

 

Le monde d’hier, pour lui, celui d’avant la première guerre mondiale d’abord, c’est un monde de sécurité, de stabilité, de relative conciliation, et d’optimisme dans le progrès. Il est avant tout attentif aux structures plutôt qu’à l’écume politicienne : la culture, la technique, les mœurs, le développement économique. C’est le point de vue d’un bourgeois démocrate. Car toutes les classes de la société n’ont pas vécu le 19eme tardif et la « belle époque » comme lui, et il l’oublie parfois, même s’il est vrai qu’une partie du peuple commence à se moyenniser pendant les périodes qu’il écrit. Cependant il prend en compte aussi le destin général, et il est certain que les deux guerres ont été une catastrophe pour toute l’humanité, excepté pour ces « marchands de canon » qu’il juge, tel un socialiste qu’il n’est pas, comme les premiers fautifs de la situation.

 

Les mémoires de Zweig sont l’exemple même de ce qu’est un style de grande hauteur, en ce qu’ils sont limpides. Zweig, c’est l’anti « faiseur ». Ecrire « bien », c’est d’abord être clair. C’est ce qu’illustre Zweig. Sa fluidité est sans pareil. Il y a du Valery chez ce proche de Valery. Cette limpidité d’un amoureux de musique n’est pas étrangère à l’immense succès qu’il connut de son temps et qui ne se dément pas aujourd’hui, s’agissant encore d’un des écrivains les plus lus du monde. Zweig livre des conseils précieux à qui veut écrire : aller à l’os. Quand on écrit mille pages, on doit en supprimer tout ce qui est possible et en tirer simplement l’indispensable, ce qui est de valeur. Autre conseil de ce citoyen du monde : passer par la traduction. Traduire lui a permis de s’interroger profondément sur sa propre langue, confrontée au miroir des langues étrangères. Comme un détour profitable.

 

Même si on peut avoir des réserves sur les visions parfois bourgeoises et illusoires de l’individu, on ne peut que le trouver magnifique, de par son attachement à la liberté, de par son absence de préjugés – notamment en matière sexuelle- ce qui fera de lui un grand ami de Freud, de par ce parti pris d’être du côté des gens, et de les comprendre dans leurs motifs.

 

C’est d’abord un homme libre. Ce fils de bourgeois juifs ne reniera jamais cet héritage, mais il fit partie de ces juifs laïcisés, totalement intégrés, « marranes » dirait Edgar Morin, qui avaient transformé le messianisme et l’amour du Livre en amour de la culture humaine.

 

Ce sentiment de la liberté explique son devenir. Tout jeune il ne supporte pas, avec quelques camarades, l’éducation autoritaire austro allemande. Il joue alors le jeu des diplômes, mais formellement. Sa formation véritable sera la culture. Il s’y plonge sans retenue, passionnément. Son témoignage sur la Vienne de son temps, toute absorbée par la culture, qui touche aussi bien le prince et le cocher, est très touchant.

 

Si la vie culturelle était un bonheur, et si Vienne était un nid à génies, on constate que certes, l’espace allemand et autrichien était hautement éduqué, et on s’étonne parfois que ces pays aussi éduqués aient pu céder à la démagogie fasciste. Mais cette éducation n’était pas neutre. Elle était rigide. Elle visait à fabriquer de la demande d’ordre. Demande d’ordre qui a été amplifiée par les lourdes erreurs politiciennes. Le traité de Versailles au premier chef.

 

Zweig , lecteur de Montaigne, est un sceptique. Quand il visite la Russie, juste après la mort de Lénine, il n’arrive pas à conclure sur ce qu’il voit. Il fut alors incapable d’être catégorique, alors que tous les intellectuels se positionnaient à leur retour. Il fut impressionné par l’espoir populaire mais conscient des limites de son voyage, et ne se sentit pas en capacité de trancher, tout en nous livrant le matériau de ses réflexions.

 

Ce jaloux de son indépendance, jusqu’à aimer la solitude dans les foules, détestait la politique. Un peu comme Orwell, à certains égards, il considérait que c’était avant tout un danger pesant sur la vie spontanée de la société. Pourtant il a été obligé de s’intéresser en permanence à la politique, parce qu’on ne pouvait échapper à ses conséquences, même s’il la voyait avant tout comme culture. Ce wilsonien universaliste se méfiait des mouvements politiques, de leur fonctionnement et de leurs tendances mortifères, même si on peut noter sa sympathie évidente pour une social-démocratie de type viennoise, au sens élargi, qui le rassure.

 

C’était un « libéral », au sens où les conservateurs américains les détestent. Si l’humanisme signifie quoi que ce soit, Zweig en est l’exemple le plus noble. Pour lui, la liberté la plus large, notamment à l’égard de l’Etat, est l’essentiel. Zweig ressemblait à un libertaire. Ce n’est que son appartenance indécrottable à la bourgeoisie, d’abord familiale, puis liée au succès de ses livres, qui fera de lui un libéral au sens politique plus qu’économique. Même si ici ou là sa méfiance envers l’Etat le conduit à une méfiance envers l’impôt, forme de l’emprise. Il n’a pas tort quand l’impôt sert à faire la guerre, ce qui fut surtout son rôle pendant la vie de Zweig. L’économie ne l’intéresse guère, même s’il livre une frappante et passionnante description des périodes d’hyper inflation en Allemagne et en Autriche. On reprend conscience de la folie de ces périodes. Dont le contrecoup sera violent.

 

Il y a des intuitions essentielles chez lui. Quand il évoque, longuement, la condition des exilés, les pages pourraient parler de nos jours actuels. Son plus grand regret est d’avoir vu le monde fermer ses frontières et les Etats prendre le contrôle sur les déplacements, bureaucratiser les mobilités, soumettre les individus à l’arbitraire. Cependant il est conscient de la nécessité des ancrages, de se sentir de quelque part, d’être citoyen porteur de droits, et donc membre d’une communauté légale, tout en étant, comme personne ne l’a été, un cosmopolite, vivant un peu partout : Paris, Londres, Suisse, Amérique du sud, Etats-Unis.

 

Zweig illustre bien ce que disait Arendt sur les apatrides et les réfugiés. Ils ne sont rien dans un monde où en réalité le droit de l’Homme est le droit du citoyen attaché à une Nation. On est homme que quand on est citoyen, porteur de droits. Et la vie qu’il aimait mener librement, de voyage dans le monde permanent, devient insupportable quand elle n’est plus que contrainte de fuite, sous la menace d’expiration de papiers. Cette expulsion de la condition d’homme libre lui sera fatale, beaucoup plus que l’éloignement de ses amis, la perte de ses livres, la coupure avec son public allemand après l’autodafé de ses livres.

 

Son livre manifeste une grande lucidité sur les courants culturels qui accompagnent l’évolution de la société vers l’ère des masses et du totalitarisme. Il saisit avec limpidité les convulsions de la société, les avancées et reculs de la liberté, les jeux de yo-yo entre les élans progressistes et les crispations réactionnaires, entre le jeunisme exacerbé et les refuges dans la conservation, qu’il observe aussi bien dans la culture que dans les mœurs. Il a été plein d’illusion sur le pouvoir des intellectuels, de leur unité à l’échelle européenne. Mais en même temps conscient de ses chimères, sachant qu’il devait agir là où il était, et avec ses dons.

 

Il fut courageux et intelligent pendant la première guerre mondiale, où il dut l’un des premiers intellectuels à refuser la guerre, à refuser la haine, à maintenir des liens avec les français, et à l’assumer avec sa plume, avec habileté. Cela lui vaudra l’isolement dans un premier temps. Zweig est honnête. Il a été lucide, souvent, avant les autres. Il fut conscient des dangers hitlériens assez vite. Mais il ne veut pas cacher ses « lâches soulagements » pour reprendre la fameuse phrase de Blum sur Munich. Il ne veut rien cacher de ses frayeurs. Humaines. Et s’il a été lucide, il sait qu’il le doit à sa condition : l’anschluss, la connaissance de ce qui se passait en Allemagne quand il était exilé à Londres. Zweig est avant tout un observateur de l’âme humaine, comme le montrent ses nouvelles, comme l’incroyable « le joueur d’échecs » ou « Amok », et ses biographies, comme celles de Fouché, de Marie Stuart, de Montaigne – je cite celle que j’ai lues-, axées sur une approche psychologique. Et il a opéré un effort d’auto analyse sans tricherie.

 

Ce grand travailleur, qui écrivait avec fluidité parce que son écriture était juchée sur un immense travail de préparation documentaire, est d’abord un être sensible. Un être pacifique et doux, un esthète. Et il plonge dans une époque, à l’orée de sa jeunesse, qui évolue vers la vulgarité, la brutalité, le grégaire. Tout ce qu’il déteste au plus haut point.

 

Le livre raconte son ascension, ne nous cache pas ses coquetteries, comme sa manie de la collection des autographes et surtout des manuscrits, ses petites satisfactions liées à sa gloire aussi. Mais ce n’est pas un être mesquin, jamais. Il assume ses rêves, rencontrer les plus grands de son temps, devenir leur ami, pour vivre intensément, ce qu’il réussira, avant de sombrer dans l’exil.

 

« Le monde d’hier » recèle de très nombreuses anecdotes où Zweig nous parle de l’esprit des peuples, avec un grand amour de la France en particulier. Il ne déconnectait pas son universalisme humaniste d’une conscience des particularités locales, qu’il voyait comme des feux multiples dans un sublime feu d’artifice humain, de soirée d’été doucereuse.

 

Le livre est précieux, aussi, pour ses galeries de portraits où l’auteur, psychologue et observateur surdoué, excelle. De Herzl, le fondateur du sionisme, qu’il connut très tôt et dont il fut proche, sans jamais rejoindre sa « politique ». En passant par Gorki, Emile Verhaeren, ou son grand ami Romain Rolland, Rainer Maria Rilke. Zweig savait admirer autrui. C’était une âme généreuse, qui ouvrait sa maison de Salzbourg à tous les artistes de passage, que depuis sa jeunesse il allait visiter partout, ce qui lui donna l’occasion, jeune, de voir Rodin absorbé par son travail sur une sculpture. Et les défauts des gens lui paraissaient comme des ornements bien pardonnables. Des faiblesses humaines compréhensibles mais secondaires, car il essayait toujours de tirer parti du meilleur versant des gens. Zweig était le contraire d’un narcissique, bien que consacré à son œuvre personnelle, et donc à l’introspection.

 

Quelle délicatesse que cet homme ! Quelle noblesse ! A bien le considérer, un tel homme ne pouvait pas supporter le simple spectacle extérieur du monde qu’il traversa.

 

Pour finir, je me permets de signaler à ceux qui voudraient s’imprégner des sentiments de Zweig sur cette époque qui court de la fin du 19eme à la seconde guerre mondiale, sans lire ces longs mémoires, que l’on peut regarder un film qui, sans évoquer du tout cette vie particulière, en exploite brillamment l’état d’esprit : « The Grand Budapest Hôtel » de Wes Anderson, en y injectant un esprit comique qui manque peut-être à l’auteur du « monde d’hier », au bout de sa vie broyée par l’Histoire. Le film est dédié à Stefan Zweig.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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