L'excellente "Quinzaine littéraire" m'a fait l'honneur, en lien avec la famille de Pierre Mendès France, de me confier la chronique de la réédition des mémoires de guerre de PMF, dont j'avais évoqué une ancienne édition sur ce blog, qui leur avait plu au cours de leurs recherches. Belle rencontre qui m'a permis de renouer contact avec Mme Joan Mendès France dont je fus l'étudiant il y a deux décennies, et son mari Michel, fils de PMF, ceux-ci se consacrant à faire connaitre l'action de l'ancien Président du Conseil.. Sans doute - je dis cela pour mes quelques lecteurs réguliers- me retrouverez- vous périodiquement dans cette revue de référence, sans concession autre qu'à l'amour de l'art, à laquelle je ne peux que vous inciter à vous abonner. La presse critique authentique a besoin de soutien, pour qu'une autre parole que celle du marketing existe dans notre domaine de passion.
Voici donc l'article signé de ma part, paru le 1e novembre 2015 dans la "QL"
Mendès ou la dignité
Liberté, liberté chérie, Pierre Mendès France. Ed Démopolis.
Nul n'est tenu d'être modéré en politique. Mais toutefois de reconnaître qu'en des moments tragiques, certains "modérés" manifestent au plus haut point une radicalité admirable. Sans doute est-ce une certaine sagesse qui les incline à la nuance et leur offre simultanément le secours d'une lucidité implacable quand sonne l'heure du combat. Jean Moulin était un modéré. Pierre Mendès France aussi. Il arrive qu'on se réclame de "PMF" pour prôner le refus de la rupture comme une essence indépassable politiquement. On ne lui rend pas justice en ce cas.
La lecture de ses mémoires de début de guerre, intitulées "Liberté, liberté chérie ", salubrement rééditées en une édition de référence richement documentée, par la maison démopolis avec le concours de la fondation Jean Jaurès, de l'Institut PMF et la contribution active de la famille, offre une image différente de celle d'un "grand homme" canonisé parfois par des élites pas forcément à la hauteur de leurs admirations.
Le Président du Conseil qui exfiltra intelligemment la France de la nasse indochinoise fut pendant la deuxième guerre mondiale un exemple de témérité, de probité ; et en refermant ces étonnants mémoires de lutte , on méditera sur les profonds courants souterrains qui ont creusé le gouffre entre ce type de "politique" et celui qui domine en notre temps. Même si ce sont sans doute les moments exceptionnels qui révèlent les trempes admirables et que notre génération de dirigeants n'a connu de drame historique que le vote d'un pourcentage de TVA. Nous vivons bien des tragédies, mais à bas bruit étouffé par l'édredon consumériste, pas des guerres de mouvement impliquant toute la nation.
Il y a une parenté étrange et fortuite entre Mendès, le député incarcéré à Casablanca, et Victor Laszlo, le personnage du résistant dans le film... "Casablanca", tourné à la même époque. Le même dévouement total à la liberté.
"Liberté, liberté chérie" est certes un livre à finalité politique, marqué par les circonstances, qui cherche avant tout à favoriser la légitimité de la France Libre gaullienne. Il parait aux Etats-Unis en 1942. Mais c'est un livre très personnel aussi. Pour ceux qui ont vu "Le chagrin et la pitié" d'Ophuls, où Mendès témoigne sur cette même période, ils retrouveront la même élégante hauteur de vues, cette noble modestie, cette distance parfois ironique mais jamais haineuse.
Pendant cette guerre, qui commença si difficilement pour lui et le mena ministre dans le gouvernement provisoire de libération, Mendès fut héroïque et sans hésitations. Il confie avec dignité la mélancolie qui le submergea pendant ses trois cents jours de prison , victime d'un mensonge d'Etat ignoble et de l'antisémitisme institutionnel, mais il tient debout. Pourquoi donc ?
Sans doute c'est ici qu'on reconnaît les êtres d'exception. En eux il n'y a pas de dilemme douloureux entre les principes et l'intérêt personnel, car leur élévation spirituelle a fusionné ces deux dimensions. C'est là où se ressource une honnêteté déconcertante pour un politique, par exemple quand il concède dans une post face avoir sans doute forcé le trait sur la rupture précoce entre français et Vichy , car son objectif est de légitimer la résistance aux yeux des alliés.
Certes, dans cette épreuve- et il se moque de lui-même à ce propos-, il pêche par naïveté et légalisme face à l'oppresseur, en se laissant incarcérer par souci de s'expliquer. Il attend le jugement de la cour de cassation pour s'évader... Mais dès le premier jour de la débâcle, il n'hésite pas. Pilote dans l'Armée de l'Air, il veut se battre les armes à la main. Il affronte sans ciller les magistrats chargés de l'habiller en traître juif, surmontant sa peur pour mener la bataille politique, et les humilie. Il a un comportement admirable en prison, parvient à s'évader en échafaudant un plan minutieux et brillant. Puis avant de rallier Londres, via la Suisse, l'Espagne et Lisbonne, prend le temps de mener une enquête fouillée à grande valeur historique sur la France occupée. Il s'engage ensuite dans une unité de combat, et ce député risque lourdement sa vie dans des missions de bombardement.
Quand Mendès écrit, lors d'une escale aux Etats Unis début 1942, le sort de la guerre est indécis. Mais il a déjà compris, comme de Gaulle, que la défaite des nazis est inévitable. Il avait aussi anticipé le succès des soviétiques.
C'est un document précieux sur la vie quotidienne en Afrique du Nord et en France en 40-41. Mendès expose longuement, avec force détails, les conditions de vie, dans les villes, les campagnes, les prisons. Il évoque même l'homosexualité pénitentiaire, sans préjugés et avec empathie pour les hommes qu'on sépare... rare attitude sans doute en cette époque. Mendès, grimé, observe la France incognito durant sa "cavale". Et on perçoit les souffrances majeures imposées par l'occupant et Vichy. il parvient, tout en étant traqué, à repérer les premières formes de la Résistance.
Parmi les multiples intérêts du livre, on soulignera les portraits acérés des magistrats pathétiques et cruels chargés de la répression. Ils montrent l'acuité psychologique de l'auteur... on sait depuis "Le Prince" que c'est la première vertu du politique.
Autre signe d'un esprit hors du commun : la perception immédiate de ce qui s'abat sur les juifs. Mendès, par ses origines et sa foi y est certes sensible. Mais il décrit le processus tout à fait clairement, soulignant que Vichy a surabondé par rapport aux lois allemandes. S'il ne sait pas que le projet d'extermination a commencé, il attire l'attention sur les déportations vers l'Europe de l'Est. Son intuition vise juste.
L'ouvrage dessine la cohérence d'un patriotisme de gauche, républicain, dans sa différence irréconciliable avec le nationalisme. Un patriotisme comme une évidence : un peuple sous occupation n'est plus libre d'exercer sa souveraineté : l'unité de tous pour la liberté doit s'imposer. La Nation est un espace démocratique indissociable de la souveraineté populaire. D'où le ralliement immédiat de cet homme à la France Libre. Tout de suite, Mendès embarque sur le "Massilia" parti de Gironde avec de nombreux politiques, militaires, fonctionnaires, pour aller continuer la lutte en Afrique du Nord, tombant dans un guet-apens cynique , les collaborateurs transformant cette traversée en désertion.
Oui, Mendès fut un modéré. Mais un modéré capable de dire des vérités cinglantes aux juges infâmes chargés par Vichy de le condamner. Capable de s'enfuir pour combattre, prenant le temps de récolter une information précieuse au péril de sa vie. Capable d'entrer en lutte sans la moindre tergiversation, alors qu'il est inquiet pour sa famille. Cette catégorie là de modéré, rare, préfère certainement, et le titre du livre nous en informe, la liberté à l'égalité. C'est que la liberté, sauvée, laisse ouvert le champ du possible, et permet toujours de se mouvoir vers l'égalité. Ce qui devient impossible dans une société pénitentiaire. A cet égard Pierre Mendès France, par son exemple et ici sa plume, prend place auprès des grandes voix de son siècle face au totalitarisme. Aux côtés d'Orwell, Koestler ou Arendt à d'autres titres.
Il était donc temps de voir resurgir "liberté, liberté chérie" en nos librairies. En un euphémisme dans l'esprit de Mendès, on pourrait dire que les exemples de dignité faite homme, en nos temps nihilistes, ne sont jamais de trop.