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23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 23:49
L'ampleur du désastre - " La supplication", Svetlana Alexievitch

On lit pourtant.

 

De ces lectures dévastatrices.

Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Par souci moral, de prendre une part du fardeau en s'"informant" ? Par voyeurisme ? Par propension à considérer que rien de ce qui est humain n'est étranger ? Par masochisme ? On lit, et ça fait mal. Ca fait mal quand on lit " l'espèce humaine" de Robert Antelme, " Si c'est un homme" de Primo Levi, "les jours de notre mort" de David Rousset. Ou ce livre dont il s'agit ici, "La supplication" de Svetlana Alexievitch.

 

Il est publié en 1996, dix ans après la catastrophe de Tchernobyl.

Le prix nobel biélorusse, femme d'un courage incroyable, dit qu'elle commence à écrire là où les historiens s'arrêtent. C'est vrai. Sa plume recueille les traces des âmes. 

Les âmes blessées, ici, des survivants biélorusses de la catastrophe, des témoins. Et alors que je referme "La supplication",  sidéré, je ne vois plus Tchernobyl de la même manière. Je savais, j'avais lu, vu, qu'il s'agissait d'un immense désastre.  Mais les témoignages, le vécu des horreurs, la traduction de la catastrophe au bout du bout dans des dizaines de drames intimes, mais aussi le récit des situations absurdes générées par l'accident nucléaire, ont non seulement réveillé mais aussi approfondi mon ressenti de la gravité de cet évènement considérable. Par sa portée humaine, politique, philosophique.

 

Bien entendu, la force spécifique de la littérature ne réside pas seulement dans l'art de Mme Alexievitch, quand elle pratique cette étonnante "prise directe" de témoignages qu'elle parvient à laisser émerger par un long travail, qu'elle émonde tout en restant fidèle au ton russe, à la tonalité des différents milieux sociaux des concernés. Beaucoup se souviennent des cent premières pages des "bienveillantes" de Jonathan Littell qui réalise le même exploit - approfondir le ressenti du vertigineux - par une méthode diamétralement opposée : le déploiement de la froideur statistique. Richesse de la gamme possible.

 

De cette lecture, douloureuse, on tire tant, cependant. On se dit d'abord que la capacité de l'humain à souffrir est immense est terrifiante, et le nucléaire semble né pour en traquer toutes les possibilités. Dans le même temps, sa capacité de résilience est stupéfiante, car ils continuent à vivre ces gens frappés par la catastrophe, et c'est effarant de saisir cette force de vie qui s'impose malgré mille raisons de mourir.

 

On y rencontre aussi le don terrible des humains - ici les soviétiques considèrent qu'ils sont "culturellement" plus concernés, mais c'est discutable-, pour l'auto aveuglement. Car on ne la voit pas cette radiation, alors on finit par vivre avec. Et par mourir et détruire la vie à sa source.

 

On y croise cette vieille connaissance, la lâcheté humaine. Une autre, encore, la cuistrerie bureaucratique. La bêtise, aussi. La cupidité bien entendu. Car la gestion de la catastrophe a été tout à la fois politiquement bornée, cynique, de ce vieux cynisme soviétique où l'on compte par grandes masses, irrationnelle, désorganisée, stupide car négligeant certaines ressources mobilisables. Mais tout cela nous ressemble toutefois. La gestion de Katryna à la Nouvelle- Orléans a bien des rapports avec cette histoire là. Et pourtant les idéologies qui sous-tendent les systèmes sont censées être totalement opposées.

 

Et on y rencontre en même temps bien des héros, souvent semi inconscients certes. Qui n'hésitent pas à monter sur le réacteur. Ils mourront tous. Il est difficile de trouver des chiffres justes sur Tchernobyl, et la particularité d'un accident nucléaire est de tuer à court, moyen, long terme, et d'empêcher des vies de survenir. Mais l'on sait que l'accident a été certainement plus dévastateur pour la biélorussie que l'invasion nazie, qui n'avait pas lésiné sur les destructions et massacres.

 

On se confronte aussi à nos propres limites, très contemporaines, qui n'ont pas disparu avec la propagande scientiste de l'URSS et son optimisme obligatoire. Les faiblesses de ces soviétiques qui pensaient que le nucléaire civil était inoffensif, alors qu'ils étaient quelque peu obsédés par la possibilité d'une guerre nucléaire, sont les nôtres. Nous ne voulons pas forcément voir ce qui nous menace, même si c'est une chose énorme auprès de quoi nous vivons. Ce qui nous arrive avec le djihadisme en 2015 en est sans doute un exemple. Mais ce fut le cas avec l'amiante. Et qu'en sera t-il demain ? Nous savons faire les autruches, comme les soviétiques, avant et après le drame.

 

Nous aussi, nous sommes dépassés par la technologie et nous avons lâché prise. Nous aussi, nous risquons de devoir subir des guerres contre des phénomènes incompréhensibles, invisibles, et ce qui est incroyable avec Tchernobyl c'est que bien des années plus tard, l'on ne sait même pas encore à quoi s'en tenir avec les comportements à adopter. La culture scientitifique n'a pas pu se concrétiser en politique de santé publique préventive, car l'information c'est le pouvoir, et par principe le pouvoir n'est pas partageux. Et celui qui subit le pouvoir se protège en jouant son rôle de diffusion de l'effet de cascade.

 

Ce qui est d'un grand intérêt historique aussi, dans "la supplication", c'est de constater qu'en 1986, le patriotisme soviétique, l'adhésion au modèle, l'ancrage dans un sens du devoir égalitaire, collectiviste, sont des réalités. L'on nous a présenté bien souvent l'URSS comme un pays totalitaire. Elle le fut, oui. Mais on oublie aussi qu'elle évolue à partir des années soixante vers un modèle progressivement plus autoritaire que totalitaire, si l'on considère que le totalitarisme est un modèle de contrôle total sur l'ensemble des secteurs de l'existence de chacun, sans aucune marge de tolérance. Le totalitatrisme et la tyrannie ne veulent pas dire qu'il n'y a pas adhésion, c'est souvent le contraire. Il est en tout cas frappant de voir que tant de volontaires ont voulu participer à cette guerre contre la radiation, que l'on ne savait pas mener, que le Premier Mai cette année-là a été particulièrement suivi.

 

On ne comprend pas Poutine si l'on ne saisit pas cela. Avec la période de liquidation de l'URSS ces populations ont été humiliées et ont beaucoup perdu. Le sentiment de dignité, c'est un élement qui compte pour un peuple. Surtout quand il est disposé, car habitué et fataliste, à beaucoup souffrir dans sa chair. "La supplication" nous rappelle, s'il en était besoin, combien l'URSS a été marquée par la seconde guerre mondiale où elle a payé le plus lourd tribut. De nombreux témoignages commencent par une référence à cette guerre.

 

Le soviétisme avait fini par modifier la culture, il s'était lui aussi ancré sur un collectivisme rural préexistant. La classe ouvrière avait pu négocier des compromis avec la bureaucratie, pas forcément pour le meilleur de l'économie d'ailleurs, car les usines ne tournaient pas toujours comme elles le devaient. Présenter l'URSS comme un pays tenu par une toute petite bureaucratie haîe du peuple, profondément tenté par le modèle occidental, est caricatural.

 

Le récit de ces "monologues" recueillis est déchirant. La parole y est souvent donnée aux femmes, aux veuves de l'hécatombe, aux évacuées des centaines de villages morts. Aux enfants aussi, malades pour beaucoup. C'est à la limite de l'insupportable. Est-ce un travail de journalisme ? Oui sans doute. Mais alors de grand journalisme littéraire, car il a fallu aller la chercher cette parole là. Elle n'est pas spontanée. Il a fallu la sélectionner, la rendre intelligible (qui a déja essayé de rédiger un verbatim d'après un enregistrement sait qu'il est impossible de restituer tel quel, sinon le propos est incompréhensible à l'écrit).

 

C'est une oeuvre d'une portée humaniste immense, évidemment. Un seul de ces témoignages suffit à qualifier Tchernobyl de catastrophe. Un seul. Et il y en a à foison. Et l'auteur aurait pu continuer, même si les morts eux, ne parlent pas.

 

Nous sommes mal partis, nous qui devons à la fois affronter la crise climatique, la pollution multiforme et ses effets dantesques, et la présence des nucléaires civils et militaire en notre monde. Nous sommes ainsi : nous ne savons pas courir plusieurs lièvres à la fois. Fukushima est oublié, le Japon a vite réouvert ses centrales alors que nous ne sommes qu'au début de la constatation des horreurs. Le nucléaire est un danger immense, car nous ne savons pas nous en défendre, il est manifestement mal maîtrisé, et surtout les faits nous ont prouvé que la loi de Murphy selon laquelle tout ce qui peut arriver finit par arriver, s'applique au nucléaire. Le souci, c'est sa non réversibilité. Nous vivons de manière hautement suicidaire avec cette technologie.

 

La vérité sans doute, c'est que collectivement nous ne voulons pas savoir. Nous ne voulons pas courir le risque de perdre nos acquis. Ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé, voila un vrai souci politique. Nous vivons politiquement dans le présent, malgré les sentences qui clament le contraire. Au fond de nous une petite lumière coupable dit "on verra bien en son temps".

 

Au XXeme siècle, l'humain a créé des technologies qui dépassent le commun des mortels, mais semblent aussi dépasser les scientifiques eux-mêmes. On peut se demander si le savant a toujours soin de mesurer le risque, même, enivré qu'il est par ses possibilités. Sans même parler de débat démocratique sur le risque, il faudrait déjà que la démarche scientifique prenne soin de ce volet de la recherche. J'ai été très frappé en apprenant que le responsable du programme d'essai nucléaire soviétique, en préparant la plus grosse bombe H qui ait été testée, a décidé au dernier moment, saisi de doute sur les conséquences possibles dans la stratosphère, de diminuer fortement la puissance . Ce doute aurait pu le saisir en amont. Encore heureux que le physicien, baigné dans une science sans conscience autre que la grandeur de la patrie soviétique, n'ait point totalement ruiné son âme.

 

L'irresponsabilité des générations passées à l'égard des risques peut aussi nous persuader de ne plus prendre aucun risque. Or, saurons-nous comme nos ancêtres aller chercher des solutions nouvelles sans recours au risque, ou même effectuer quoi que ce soit de risqué pour nous protéger, comme un vaccin, de plus en plus contesté ? Il est plus que temps de s'emparer de cet espace fondamental où se confrontent les tentations du risque zéro, du principe de précaution, ou de l'ignorance des risques.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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