On lit pourtant.
De ces lectures dévastatrices.
Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Par souci moral, de prendre une part du fardeau en s'"informant" ? Par voyeurisme ? Par propension à considérer que rien de ce qui est humain n'est étranger ? Par masochisme ? On lit, et ça fait mal. Ca fait mal quand on lit " l'espèce humaine" de Robert Antelme, " Si c'est un homme" de Primo Levi, "les jours de notre mort" de David Rousset. Ou ce livre dont il s'agit ici, "La supplication" de Svetlana Alexievitch.
Il est publié en 1996, dix ans après la catastrophe de Tchernobyl.
Le prix nobel biélorusse, femme d'un courage incroyable, dit qu'elle commence à écrire là où les historiens s'arrêtent. C'est vrai. Sa plume recueille les traces des âmes.
Les âmes blessées, ici, des survivants biélorusses de la catastrophe, des témoins. Et alors que je referme "La supplication", sidéré, je ne vois plus Tchernobyl de la même manière. Je savais, j'avais lu, vu, qu'il s'agissait d'un immense désastre. Mais les témoignages, le vécu des horreurs, la traduction de la catastrophe au bout du bout dans des dizaines de drames intimes, mais aussi le récit des situations absurdes générées par l'accident nucléaire, ont non seulement réveillé mais aussi approfondi mon ressenti de la gravité de cet évènement considérable. Par sa portée humaine, politique, philosophique.
Bien entendu, la force spécifique de la littérature ne réside pas seulement dans l'art de Mme Alexievitch, quand elle pratique cette étonnante "prise directe" de témoignages qu'elle parvient à laisser émerger par un long travail, qu'elle émonde tout en restant fidèle au ton russe, à la tonalité des différents milieux sociaux des concernés. Beaucoup se souviennent des cent premières pages des "bienveillantes" de Jonathan Littell qui réalise le même exploit - approfondir le ressenti du vertigineux - par une méthode diamétralement opposée : le déploiement de la froideur statistique. Richesse de la gamme possible.
De cette lecture, douloureuse, on tire tant, cependant. On se dit d'abord que la capacité de l'humain à souffrir est immense est terrifiante, et le nucléaire semble né pour en traquer toutes les possibilités. Dans le même temps, sa capacité de résilience est stupéfiante, car ils continuent à vivre ces gens frappés par la catastrophe, et c'est effarant de saisir cette force de vie qui s'impose malgré mille raisons de mourir.
On y rencontre aussi le don terrible des humains - ici les soviétiques considèrent qu'ils sont "culturellement" plus concernés, mais c'est discutable-, pour l'auto aveuglement. Car on ne la voit pas cette radiation, alors on finit par vivre avec. Et par mourir et détruire la vie à sa source.
On y croise cette vieille connaissance, la lâcheté humaine. Une autre, encore, la cuistrerie bureaucratique. La bêtise, aussi. La cupidité bien entendu. Car la gestion de la catastrophe a été tout à la fois politiquement bornée, cynique, de ce vieux cynisme soviétique où l'on compte par grandes masses, irrationnelle, désorganisée, stupide car négligeant certaines ressources mobilisables. Mais tout cela nous ressemble toutefois. La gestion de Katryna à la Nouvelle- Orléans a bien des rapports avec cette histoire là. Et pourtant les idéologies qui sous-tendent les systèmes sont censées être totalement opposées.
Et on y rencontre en même temps bien des héros, souvent semi inconscients certes. Qui n'hésitent pas à monter sur le réacteur. Ils mourront tous. Il est difficile de trouver des chiffres justes sur Tchernobyl, et la particularité d'un accident nucléaire est de tuer à court, moyen, long terme, et d'empêcher des vies de survenir. Mais l'on sait que l'accident a été certainement plus dévastateur pour la biélorussie que l'invasion nazie, qui n'avait pas lésiné sur les destructions et massacres.
On se confronte aussi à nos propres limites, très contemporaines, qui n'ont pas disparu avec la propagande scientiste de l'URSS et son optimisme obligatoire. Les faiblesses de ces soviétiques qui pensaient que le nucléaire civil était inoffensif, alors qu'ils étaient quelque peu obsédés par la possibilité d'une guerre nucléaire, sont les nôtres. Nous ne voulons pas forcément voir ce qui nous menace, même si c'est une chose énorme auprès de quoi nous vivons. Ce qui nous arrive avec le djihadisme en 2015 en est sans doute un exemple. Mais ce fut le cas avec l'amiante. Et qu'en sera t-il demain ? Nous savons faire les autruches, comme les soviétiques, avant et après le drame.
Nous aussi, nous sommes dépassés par la technologie et nous avons lâché prise. Nous aussi, nous risquons de devoir subir des guerres contre des phénomènes incompréhensibles, invisibles, et ce qui est incroyable avec Tchernobyl c'est que bien des années plus tard, l'on ne sait même pas encore à quoi s'en tenir avec les comportements à adopter. La culture scientitifique n'a pas pu se concrétiser en politique de santé publique préventive, car l'information c'est le pouvoir, et par principe le pouvoir n'est pas partageux. Et celui qui subit le pouvoir se protège en jouant son rôle de diffusion de l'effet de cascade.
Ce qui est d'un grand intérêt historique aussi, dans "la supplication", c'est de constater qu'en 1986, le patriotisme soviétique, l'adhésion au modèle, l'ancrage dans un sens du devoir égalitaire, collectiviste, sont des réalités. L'on nous a présenté bien souvent l'URSS comme un pays totalitaire. Elle le fut, oui. Mais on oublie aussi qu'elle évolue à partir des années soixante vers un modèle progressivement plus autoritaire que totalitaire, si l'on considère que le totalitarisme est un modèle de contrôle total sur l'ensemble des secteurs de l'existence de chacun, sans aucune marge de tolérance. Le totalitatrisme et la tyrannie ne veulent pas dire qu'il n'y a pas adhésion, c'est souvent le contraire. Il est en tout cas frappant de voir que tant de volontaires ont voulu participer à cette guerre contre la radiation, que l'on ne savait pas mener, que le Premier Mai cette année-là a été particulièrement suivi.
On ne comprend pas Poutine si l'on ne saisit pas cela. Avec la période de liquidation de l'URSS ces populations ont été humiliées et ont beaucoup perdu. Le sentiment de dignité, c'est un élement qui compte pour un peuple. Surtout quand il est disposé, car habitué et fataliste, à beaucoup souffrir dans sa chair. "La supplication" nous rappelle, s'il en était besoin, combien l'URSS a été marquée par la seconde guerre mondiale où elle a payé le plus lourd tribut. De nombreux témoignages commencent par une référence à cette guerre.
Le soviétisme avait fini par modifier la culture, il s'était lui aussi ancré sur un collectivisme rural préexistant. La classe ouvrière avait pu négocier des compromis avec la bureaucratie, pas forcément pour le meilleur de l'économie d'ailleurs, car les usines ne tournaient pas toujours comme elles le devaient. Présenter l'URSS comme un pays tenu par une toute petite bureaucratie haîe du peuple, profondément tenté par le modèle occidental, est caricatural.
Le récit de ces "monologues" recueillis est déchirant. La parole y est souvent donnée aux femmes, aux veuves de l'hécatombe, aux évacuées des centaines de villages morts. Aux enfants aussi, malades pour beaucoup. C'est à la limite de l'insupportable. Est-ce un travail de journalisme ? Oui sans doute. Mais alors de grand journalisme littéraire, car il a fallu aller la chercher cette parole là. Elle n'est pas spontanée. Il a fallu la sélectionner, la rendre intelligible (qui a déja essayé de rédiger un verbatim d'après un enregistrement sait qu'il est impossible de restituer tel quel, sinon le propos est incompréhensible à l'écrit).
C'est une oeuvre d'une portée humaniste immense, évidemment. Un seul de ces témoignages suffit à qualifier Tchernobyl de catastrophe. Un seul. Et il y en a à foison. Et l'auteur aurait pu continuer, même si les morts eux, ne parlent pas.
Nous sommes mal partis, nous qui devons à la fois affronter la crise climatique, la pollution multiforme et ses effets dantesques, et la présence des nucléaires civils et militaire en notre monde. Nous sommes ainsi : nous ne savons pas courir plusieurs lièvres à la fois. Fukushima est oublié, le Japon a vite réouvert ses centrales alors que nous ne sommes qu'au début de la constatation des horreurs. Le nucléaire est un danger immense, car nous ne savons pas nous en défendre, il est manifestement mal maîtrisé, et surtout les faits nous ont prouvé que la loi de Murphy selon laquelle tout ce qui peut arriver finit par arriver, s'applique au nucléaire. Le souci, c'est sa non réversibilité. Nous vivons de manière hautement suicidaire avec cette technologie.
La vérité sans doute, c'est que collectivement nous ne voulons pas savoir. Nous ne voulons pas courir le risque de perdre nos acquis. Ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé, voila un vrai souci politique. Nous vivons politiquement dans le présent, malgré les sentences qui clament le contraire. Au fond de nous une petite lumière coupable dit "on verra bien en son temps".
Au XXeme siècle, l'humain a créé des technologies qui dépassent le commun des mortels, mais semblent aussi dépasser les scientifiques eux-mêmes. On peut se demander si le savant a toujours soin de mesurer le risque, même, enivré qu'il est par ses possibilités. Sans même parler de débat démocratique sur le risque, il faudrait déjà que la démarche scientifique prenne soin de ce volet de la recherche. J'ai été très frappé en apprenant que le responsable du programme d'essai nucléaire soviétique, en préparant la plus grosse bombe H qui ait été testée, a décidé au dernier moment, saisi de doute sur les conséquences possibles dans la stratosphère, de diminuer fortement la puissance . Ce doute aurait pu le saisir en amont. Encore heureux que le physicien, baigné dans une science sans conscience autre que la grandeur de la patrie soviétique, n'ait point totalement ruiné son âme.
L'irresponsabilité des générations passées à l'égard des risques peut aussi nous persuader de ne plus prendre aucun risque. Or, saurons-nous comme nos ancêtres aller chercher des solutions nouvelles sans recours au risque, ou même effectuer quoi que ce soit de risqué pour nous protéger, comme un vaccin, de plus en plus contesté ? Il est plus que temps de s'emparer de cet espace fondamental où se confrontent les tentations du risque zéro, du principe de précaution, ou de l'ignorance des risques.