Giordano Bruno, alchimiste, philosophe prolixe, génial précurseur, européen cosmopolite et interlocuteur des souverains, est un des personnages les plus fascinants de la Renaissance. Celui qui, pas plus que des centaines de milliers de réprimés n'a été réhabilité par Rome, est certainement, avec Paracelse, la figure inspirante du crépusculaire "l'Oeuvre au noir" de Marguerite Yourcenar. Au passage, notons que les temps de Renaissance ont tendance à se vivre comme des plongées dans l'obscurité. Cela nous laisse des éspérances. Sandor Marai fait de Bruno une grenade dégoupillée au milieu de son roman "La nuit du bûcher". L'irruption incendiaire de la liberté.
Nous sommes en 1600 de notre ère. Un jeune inquisiteur espagnol effectue une sorte de stage de "benchmarking" à Rome pour nourrir la répression espagnole des méthodes raffinées des collègues italiens. Il a l'occasion d'assister aux dernières heures de Giordano Bruno. Sa vie en sera bouleversée et il le confesse en une longue lettre. Bruno le frappe directement à l'inconscient, et c'est comme si le fanatisme se désintégrait d'un coup. Les psychologues spécialistes de l'emprise sectaire expliquent aujourd'hui que l'on peut en délivrer les victimes en empruntant les mêmes portes psychiques que celles empruntées par le pervers dominant. C'est ce qui arrive au jeune inquisiteur. Il est frappé au plus profond de son âme, non par un discours rationnel - Bruno ne dit pas mot - mais par la sensation de la liberté dont il éprouve la puissance dans le comportement de l'hérétique. Et si le divin se logeait justement ici, dans l'irréductibilité de l'intellectuel ?
Le roman du hongrois est sans nul doute une parabole de la répression derrière le mur de Berlin. La mécanique de l'Inquisition, ciselée jusqu'à s'affirmer comme un art, fut le modèle des totalitarismes modernes. Le "Saint-Office" traque la liberté, mais le souci est qu'elle renaît sans cesse. On doit la débusquer, jusqu'à douter de soi-même, voir dans le zèle une forme d'hérésie, se résoudre à la guerre préventive paranoïaque, c'est-à-dire le génocide. Staline demande "la liquidation des Koulaks en tant que classe", comme un des inquisiteurs du roman qui imagine de grands camps de regroupement de suspects, où l'on ne fera pas de détail. Pour les uns, Dieu reconnaîtra les siens ; pour les autres la nécessité historique sera juge.
Le totalitarisme est machine qui s'emballe. Elle n'incorpore aucun frein-moteur. Elle ne se heurte qu'à un rapport de forces. Et un inquisiteur le dit : les trêves tactiques sont possibles, mais elles ne remettent pas en cause le projet qui attend de meilleures opportunités.
Pourtant, s'il gagne contre les individus, le totalitarisme, comme le montre la destinée de notre jeune inquisiteur d'Avila, ne peut sans doute pas vaincre l'humanité. A moins, ce qu'a sans doute compris Hitler dans sa démence meurtrière, de l'exterminer par étapes dans une guerre éternelle où chaque génocide conduit à un autre génocide (lire à ce propos les pages des "bienveillantes" de Jonathan Littell où sont décrits les projets à long terme des nazis). Le Reich de mille ans c'est fondamentalement l'irruption de Thanatos dans l'Histoire. Le cri des franquistes, "viva la muerte", était un aveu. Repris en écho par les djihadistes.
Mais l'insupportable liberté d'autrui est insécable de l'humanité en tant que vouloir- vivre. A quelques années de distance du supplice de Giordano Bruno, Spinoza définit la liberté comme une actualisation permanente du désir de se perpétuer dans son être. La liberté n'est pas une idée, une valeur qu'on réfute et extirpe de la culture, c'est l'expression de la pulsion fondamentale de vie qui s'incarne.
Le jeune soldat de Dieu ibérique ne remet pas en question l'Inquisition d'un point de vue moral. Il ne cède pas sur sa foi. Mais il comprend au contact de l'entêtement serein de la liberté que la guerre est vaine et en tire les conclusions.
Nous mettons le doigt sur une grande contradiction interne au catholicisme. D'un côté, il affirme que Dieu a donné la liberté à la créature, responsable de ses fautes. Ceci aide le croyant à accepter les horreurs du monde réel, sans incriminer Dieu. Il en découle à notre époque, que la foi ne peut procéder que de la liberté de croyance. Mais en même temps, le catholicisme est monothéisme et vision ordonnée de la création. Si Dieu il y a, il est souverain. La légitimité de la parole de Dieu reste supérieure. Le monothéisme ne peut qu'être magnétisé, malgré tous ses efforts de réactualisation, par le fantasme du règne total de Dieu. Les manifestations contre le mariage pour tous en France procédaient de cette verve là.
Le roman dialectique de Marai, riche de méditation historique, est à la fois angoissant et rassurant. La tyrannie est portée à ses extrêmes limites, cela semble inévitable, et la liberté paraît dotée d'une capacité de survie inépuisable, car présente en chacun de nous, éternellement tant que vie dure.
L'Inquisition, organisée, bureaucratisée, préfigure la police politique dont les aspects psychologiques seront développés dans "le zéro et l'infini" d'Arthur Koestler qui évoque la répression soviétique. On y trouve déjà le doute qui agite l'inquisiteur lui-même, chacun étant suspect, la nécessité de travailler jusqu'au bout à l'abjuration du condamné. Des processus qu'illustrera magnifiquement un Arthur London. Suis-je coupable ? C'est une question qui concerne aussi bien l'innocent engeôlé que son tortionnaire. Les dissidents survivront à l'URSS. Les scientifiques à l'Inquisition.
Cependant, si le monde soviétique s'écroule, l'Eglise démontre une résilience à toute épreuve. Sans doute d'abord parce que l'Eglise n'a pas en responsabilité le destin économique de nations. Mais il est toutefois frappant de constater la plasticité de l'Eglise catholique, qui est parvenue à faire oublier, à se laver des siècles d'atrocités.
L'Eglise, oui, a échappé au jugement de l'Histoire. Cependant, elle fut aussi la dupe de ses propres ennemis. Jouant son va- tout au moment des découvertes de Colomb et de Copernic, de Bruno qui prétend que l'univers est infini et que la terre n'est qu'un grain en son sein, l'Eglise va en même temps traquer les "sorcelleries", c'est-à-dire faire place nette pour cette raison raisonnante qui la menace, en éliminant tout ce qui subiste des superstitions, de la magie médiévale qui jouait son rôle social. Elle aura été la dupe de la raison calculatrice qui s'installe à la Renaissance, de la société de marché qui plus tard la marginalisera. Le souci de l'Eglise de s'allier avec les classes dominantes, pour se protéger, signera sa retraite historique. Mais l'Eglise est là, profondément transformée, s'adaptant à tous les défis, de Darwin à la conquête de l'Espace. Cela en dit long sur elle et sur cette religion. Sur sa capacité à traiter les soucis par le silence, aussi, qui est au coeur de sa culture.
Concédons qu'il y a roman moins riche que cette oeuvre élégamment écrite, sans boursouflure, et au départ modeste, de Sandor Marai.
jérôme bonnemaison