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21 février 2016 7 21 /02 /février /2016 16:06
A la croisée des chemins, le génie - "Mozart, sociologie d'un génie", Norbert Elias

Norbert Elias avait beau être un génie sociologique, il ne prétendait pas livrer de recette du génie, ne serait-ce que parce que son apparition est historique, et que le train du génie particulier ne repasse pas, comme une histoire d'amour est une chimie unique que l'on cherchera en vain à retoucher du doigt dans sa singularité. Mais pour autant il ne renonça pas à penser le génie, non pas comme d'essence surnaturelle, mystique, spirituelle hors-sol, mais bien sous la figure d'une configuration inédite. Le génie, qui a une part individuelle semblant s'échapper, mais que l'on peut qualifier comme on le verra, est "aussi un fait social". Cette configuration peut être approchée, et Elias était même optimiste en écrivant, dans son "Mozart, sociologie d'un génie", que :

 

"l'état actuel de notre savoir ne permet certes pas encore de dégager les corrélations entre l'existence sociale d'un artiste et ses œuvres comme on le ferait au scalpel, mais on peut envisager de les découvrir à la sonde". C'est ce qu'il essaie pour Mozart, avec une affection que sa neutralité axiologique comme on dit, ne masque pas.

 

De quoi Mozart est-il le nom comme on le dirait aujourd'hui ? Mozart est le carrefour inédit de dispositions générales, d'une situation historique de l'artiste, d'un état du rapport entre les classes sociales, de contingences psychologiques familiales, elles-mêmes non séparables de l'état de la société à ce moment là. Mais pour saisir Mozart dans le rapport entre sa condition, ses dons et sa trajectoire, il s'agit de se promener dans la mangrove ou le bayou : tout est noué. Mais on peut cependant "sonder".

 

Il y a des saisons sociologiques du génie, et elles semblent survenir en ces moments où la classe dominante décline alors que la relève frappe à la porte. C'est à ce conflit et à ce chassé croisé que l'on doit la profusion de génies pendant le siècle des lumières.

 

Mozart, conscient de ce qu'il était, mais indifférent à la postérité, a payé le prix de son génie à une époque qui n'avait pas découvert, ce qui vient avec le romantisme (Chateaubriand par exemple, et son "génie du christianisme"), la notion de génie. Il est mort à 35 ans, enterré dans une fosse commune, quasi solitaire. Il finit sa vie hautement déprimé par l'amour inconstant et jamais net du public viennois à son égard. Mozart a terminé son existence, en considérant que "sa vie était vidée de son sens", et cela a sans doute précipité sa disparition. Il voyait l'amour, celui de sa femme -moins fascinée depuis la perte de succès de l'artiste-, celui du public de Vienne, comme les deux piliers justifiant sa vie. Les deux s'étiolent, et il sombre. Cet homme toujours tiraillé, ce qui participe de son génie, avait un "insatiable besoin d'amour"'. Sa souffrance fut à la fois à la source de son génie, et son résultat.

 

Mozart a écrit ses plus grandes oeuvres après s'être révolté contre la condition d'artiste de son époque, de musicien en particulier, indissociable des luttes sociales de son temps. En ce temps le musicien est un artisan. Il dépend de son commanditaire, l'aristocrate, qui maîtrise le goût. Son attente est principalement la distraction.  Mozart était un bourgeois, fils d'un musicien bourgeois asphyxié par ce système, qui a reporté son désir d'ascension, bloqué, sur ses enfants et son fils en particulier, comme le fera le père des enfants Jackson.  Mozart, quand il rompt avec le prince évêque de Salzbourg, essaie de transgresser les structures de pouvoir. Il veut pouvoir laisser libre cours à son immense capacité de sublimation par la musique, capacité "contrôlée de ce rêve diurne".

 

Si Léopold le père, accepte sa condition tout en la subissant subjectivement, et essaie d'adapter Wolfgang aux moeurs de la cour, il échoue sur ce plan. Wolfgang, si malheureux de ne pas être aimé à sa juste valeur par le public mélomane, les nobles, qu'il méprise en même temps, s'en sort en faisant le clown. Mais Mozart qui tente une sortie du systeme, anticipe la constitution d'un marché de la musique, n'aurait pas pu même essayer et réussir un peu, s'il avait vécu en France. En Allemagne et en italie, la concurrence des cours permettait des ruptures. Mozart n'aurait peut-être pas pu surgir en France centralisée. En tout cas si la vie l'avait enfermé dans Salzbourg il ne serait pas devenu Mozart.

 

Par le truchement de son père, qui l'élève avec une immense discipline, se consacrant à donner un sens à sa propre vie par l'intermédiaire de ses enfants, Mozart devient cet enfant prodige qui voyage, fréquente les souverains et devient pour un temps un phénomène européen. Il ne s'en remettra pas, de cet âge d'or. Mais sans cette ouverture musicale que lui permettent ces voyages, il n'aurait pas acquis la "conscience artistique" qui lui permettra d'exprimer ses potentialités.

 

C'est donc dans la frustration d'un bourgeois que se loge l'origine du génie du fils, le père lui-même étant un musicien reconnu. Nous sommes au coeur d'une psycho-sociologie, car Léopold "prend possession de son fils" et sa mère est totalement identifiée au projet familial. Les éléments intimes et les courants du monde sociale s'enlaçent.

 

Elias conteste la théorie du "don inné de la composition", formule sans fondement car le langage dans lequel s'exprime le musicien est justement absolument artificiel. C'est une construction sociale raffinée. Et avant de donner son meilleur Wolfgang excelle longtemps dans le canon musical. C'est là où il se forme, très longtemps.

 

Les dispositions "géniales" de Mozart relèvent donc du général. Elles s'expriment dans des conditions tout à fait particulières, où tous les éléments s'imbriquent. Comment alors qualifier cette part d'inné ? Elias, qui décidément a tout d'un freudo marxiste, la définit comme :

 

un "pouvoir de subimation exceptionnel".

 

L'artiste d'exception doit avoir la capacité de traduire une imagination en utilisant un matériau. C'était le cas de Mozart. Il parvenait à laisser parler son imaginaire, sans l'abîmer, alors qu'il devenait accessible, par sa transcription musicale, aux autres. Et cela dans le temps long.

 

L'intelligence dialectique de Norbert Elias est elle-même géniale. Elle l'est à tel point qu'elle réclamerait une réforme du langage. La sociologie d'Elias, occidentale, dépasse pourtant les impasses classiques de l'histoire des idées occidentale. En particulier ces séparations absurdes, incrustées dans nos langages et donc dans nos manières de penser, entre l'esprit et le corps, la nature et la culture, l'inné et l'acquis, le psychologique et le social, le libre arbitre et le déterminisme, l'individu et le collectif. C'est pourtant avec ce "matériau" même qu'il s'exprime. Et se fait magnifiquement comprendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

E
Monsieur je tenais à vous dire à quel point j'ai trouvé votre analyse intelligente et pertinente. Ce livre d'Elias fait partie, je trouve, de ces bouquins qui vous donnent le sentiment d'être plus intelligent après leur lecture. Et le sujet est fort polémique !
Répondre
J
merci

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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