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8 février 2016 1 08 /02 /février /2016 17:22
Du flou dans le néant - "Archéologie du nihilisme, de Dostoïevski aux jihadistes, de François Guéry

 

Dans cette période troublée que nous vivons, agitée par le terrorisme, on voit poindre sans cesse le mot « nihiliste » dans les analyses foisonnantes du phénomène. C’est très discutable. Comment penser que des gens qui croient sans aucune espèce de doute, soient des nihilistes ? Ne sont-ils pas le boomerang, justement, d’une époque qui ne croit à rien sauf à la consommation pure ?

 

François Guéry veut y voir clair. Il commence son essai, « archéologie du nihilisme, de dostoievski aux jihadistes », en soulignant à juste titre qu’il n’est pas certain qu’on sache de quoi on parle exactement. Et pour cause, ce terme a été marqué d’ambiguïté dès le début. C’est comme si l’idée de néant qu’il visait le néantisait lui-même. La volonté de clarification de l’auteur est donc à saluer.

 

Pour autant, est-on plus avancé à la fin de l’essai ? A vrai dire, j’ai du mal à répondre positivement. Guéry se perd un peu dans des détails et les anecdotes, dans cette maladie de l’intellectuel qui considère que ce sont les auteurs qui créent le monde et que l’on doit le nihilisme à celui qui utilise le terme, et finit par perdre le fil. Le livre finit en queue de poisson. Surtout, s'il a lu, il ne semble pas s'être intéressé à ces jihadistes qui sont dans son sous-titre, plus accrocheur du coup. C'est un essai de philosophie de lecteur de philosophie et de romans. Le souci des philosophes qui s'attaquent à la politique c'est souvent leur paresse évidente pour l'enquête. Leur croyance dans la fécondité absolue du développement des idées en dehors d'une obsevation assidue des phénomènes. Les grands philosophes politiques, comme Arendt, n'ont pas ce défaut.

 

Autre reproche, plus cinglant, pour ce livre qui se perd un peu en méandres : il amalgame "nihiliste" et "révolutionnaire". Sur la couverture de l'essai, on voit Marx et Lénine. Aux côtés de Daesh ? Ce n'est pas sérieux, et c'est même une insulte au bon sens. Tous ceux qui veulent changer le monde en profondeur sont-ils des nihilistes ? C'est une confusion plein de préjugés politiques qui ne tient pas un instant.

 

Le concept de nihilisme, et cela j’y adhère, lance dans « deux directions opposées ». C’est à Nietzsche, dont on sait la pensée parfois contradictoire tissée de fulgurances, que l’on doit cela.

 

Il voit le nihilisme comme une « passivité contemplative », comme une sorte de bouddhisme européen. En cela il règle ses comptes avec son premier inspirateur, Schopenhauer. Mais en même temps, il perçoit le nihilisme à la russe, le fanatisme, le besoin de destruction. Un absolutisme qui va mal avec la contemplation qui « refuse la vie ».

 

Avec ce mot nous héritons donc d’une « équivoque considérable ». Quand Nietzsche prophétise que le nihilisme sera le sort de l’Europe entière, perçoit-il le refoulé pacifiste du tragique, le refuge dans la marchandise, ou la violence terroriste comme fait politique structurant ? La crise écologique, qui témoigne d’un mépris de la vie, de sa continuité, d’une totale irresponsabilité à l’égard du monde, n’est-elle pas le fruit le plus évident de ce nihilisme entrevu ? Un nihilisme pointé par Hans Jonas aussi, lorsqu’il analyse la maladie de l’époque comme un nihilisme affirmatif qui nie à la fois le passé et l’avenir.

 

On peut se référer cependant à des faits. Le nihilisme a un impact dans l’Histoire. Un nihilisme terroriste qui s’affirmait comme tel, comme celui des terroristes qui liquidèrent Alexandre II. Celui théorisé par Netchaïev dans son « catéchisme révolutionnaire ». Une « négation en acte », que Tourgueniev incarne dans le personnage de Bazanov dans « père et fils ». Le nihiliste est ici celui qui rompt. Avec la société d’avant, avec le père. Il ne respecte rien de la transmission. C’est un refus total des institutions et du monde tel qu’il est. C’est aussi un divorce avec l’idée de progrès. C’est un doute intégral dont l’auteur voit un arrière grand-parent dans le doute cartésien. Le nihiliste veut un monde en cendres. Mais l’ambigüité c’est qu’il ne le veut pas pour rien. Mais pour un autre monde à bâtir sur des ruines. Il refuse la vie oui, mais laquelle ? Le nihilisme est-il le refus de la vie, soit la pulsion de mort, ou le refus de cette vie-là ?

 

Dostoïevski est le grand metteur en scène des nihilistes. Et Nietzsche l’admire. Dans ses romans, et c’est la même chose pour Netchaïev, en réalité un meurtrier d’étudiant, de droit commun, il y a toujours une cause pour légitimer le crime. Cette cause, c’est « le peuple ». Dieu aujourd’hui ? Ou l’oumma ?

 

Il y a aussi un nihilisme… Nietzschéen lui-même ! La mort de Dieu est une belle nouvelle. Elle fait place nette. « Enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre la voile ». La destruction laisse des espoirs à la volonté de créer un monde nouveau, un homme nouveau surtout. Ce nihilisme nietzschéen élitiste est bien contradictoire avec ces mouvements de masse, de « troupeau » que l’on dit nihilistes. Equivoques, donc. Qui resplendissent dans la phrase « nous ne sommes rien, soyons tout ».

 

Le nihilisme s’est exprimé dans l’art le plus nettement. Dès Gauguin d’après Guéry. Puis avec l’expressionnisme.

 

Camus, dans « les justes », s’attaque au nihilisme tout en saluant sa pureté révolutionnaire. Ce qui manque au nihilisme c’est la conscience des liens humains.

 

En cheminant à travers une histoire des idées bien arbitraire, une histoire de l'art bien parcellaire,  on s’y perd. Et le tort de Guéry est de ne pas en revenir à l’essentiel.

 

Essayons. Il y a cette phrase qui revient souvent chez Nietzsche, c’est « le refus de la vie », qu’il traque dans le platonisme comme chez les chrétiens. C’est comme cela qu’il définit le nihilisme. Et c’est sans doute une clé unificatrice.

 

Ce refus de la vie, on le trouve chez ceux qui méprisent la vie humaine, qu’on peut sacrifier au nom d’abstractions. On le retrouve chez ceux pour qui l’Histoire n’a plus aucun sens, la vie plus aucune substance que la jouissance immédiate, bref dans le nihilisme occidental du supermarché. Et on le retrouve chez ceux pour qui la vie après la mort est plus haute que la vie sur terre : les kamikazes qui s’en remettent à la parole divine, ou ceux qui traquent les films comme « La vie d’Adèle », qui montrent la pulsion de vie, et gagnent dans les tribunaux.

 

Il me semble ainsi que l’on pourrait unifier les différents aspects du nihilisme autour de la figure de thanatos. Le nihilisme ce serait donc ce malaise dans la civilisation dont parle Freud. L’émergence sur la scène historique de la pulsion mortifère. Qui en effet ignore, ce que Guery dit, les liens passionnels, le fait que le monde est indissociable d’autrui, de la transmission, de l’altérité.

 

Avec ce regard sur le nihilisme peut-être peut-on enfin comprendre que différents aspects du nihilisme s’affrontent. Régis Debray disait il y a peu dans une conférence que beaucoup de coca cola à l’entrée, c’est beaucoup d’ayatollah à la sortie. Il y a des nihilismes athées, des nihilismes religieux. Des nihilismes tous deux croyants. Ils ne croient pas en « rien », au contraire, ils veulent faire du rien au nom de constructions névrotiques. Le nihilisme religieux, qui hait la vie, serait le retour du bâton d’un nihilisme qui a réduit la vie au pur désir condamné à la frustration, au refus de la vie telle qu’elle est, tragique. Un nihilisme pacifique, ou faussement pacifique (qui mène en les refoulant des guerres pour le pétrole et ferme les yeux sur l’exploitation des enfants qui fabriquent ses produits de consommation) face à un nihilisme terriblement violent qui n’a plus les pieds sur terre.

 

Finalement nous en revenons à Wittgenstein. Ce qui compte est l’usage des mots. Le nihilisme n'est rien d’autre que le contenu que lui donne le locuteur. Et que l’on doit s’efforcer de comprendre, si l’on ne veut pas être guidé par des concepts fétiches qui laissent le monde bien obscur.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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