Avec "Envoyée spéciale", Jean Echenoz s'amuse, et nous amuse énormément, se plaçant dans la tradition de l'absurde qui honore sa maison d'éditions, "minuit". Il illustre aussi son amour du principe romanesque, et ce n'est pas fortuit s'il utilise le procédé d'omniscience poussée à bout qui fut inauguré par Diderot dans "jacques le fataliste", où l'auteur, comme Brecht en son théâtre intègre une distanciation radicale qui nous introduit sans cesse dans son laboratoire.
Nous sommes à l'époque de la dite transparence, souvent perverse et fallacieuse, et ici l'auteur réhabilite une vieille filière de la transparence, qui a été supplantée par l'impudeur. Il s'agit d'intégrer le making-off au film lui-même. Nous le regardons procéder, oublier parfois de courts instant qu'il s'agit de fiction, comme si les personnages avaient pu évoluer sans sa plume : l'effet hallucinogene du roman, qui comme l'amour est une forme de folie socialement acceptable. Ces alternances entre le romanesque le plus orthodoxe et l'approche moderne de la distanciation sont une façon élégante et cohérente d'assumer un romanesque contemporain, synthèse de l'appétence classique et des conclusions incontournables de la littérature du 20 eme siècle.
Echenoz, comme Diderot, revient aux sources de ce qui l'a passionné dans le roman : la liberté. La possibilité de créer de toutes pièces tout ce que l'on veut dans le monde, de le saboter et de tout faire s'effondrer, de sauver qui l'on veut, de tuer un personnage qui nous ennuie, de créer autant de sentiers possibles tant que c'est crédible et lisible, d'être un joueur de legos insatiable, d'user de cet arbitraire jouissif qui est à portée du romancier pour notre plus gand plaisir, d'autant plus que nous nous régalons de la connivence directe avec l'auteur qui s'adresse directement à nous, en avançant dans son travail.
C'est drôle de bout en bout.
Un roman d'espionnage escamoté, où des barbouzes très moyennement compétents essaient de monter, par désoeuvrement semble t-il, une opération foireuse de déstabilisation de la Corée du nord, en utilisant une chanteuse de variété oubliée, mais adorée au pays du juché. Dans ce fiasco, l'auteur s'amuse en se moquant de toute cette capacité de manipulation qui nous dépasse, en la ridiculisant et la démystifiant, car au fond ce ne sont que des gens banals qui l'animent. Eux aussi ont des préoccupations telle qu'allumer un barbecue.
L'humour est evidemment une façon de supporter le pire, à savoir l'atrocité, en l'occurence celle de méthodes des barbouzes, et celles d'une dictature sanguinaire. La violence de notre époque. La fiction peut transformer en sourire l'angoisse terrible qui nous saisit devant ces horreurs et le... fatalisme... Qui nous asphyxie.
Durant tout le roman, si drôle, j'ai songé certes à "Notre agent à la havane" de Graham Greene, mais surtout à Jean Patrick Manchette, en particulier à "Ô Dingos, ö châteaux" qui met aux prises des malfrats avec une anonyme. Je ne sais pas si l'auteur a voulu rendre hommage à Manchette, si ça lui a traversé l'esprit, mais la familiarité est frappante. La même littérature désenchantée, ironique, vengeresse. Mais souriante.
La littérature et son amour sont avant tout jubilatoires. C'est la part de feu que Prométhée à pu tout de même voler aux dieux. C'est cela que rappelle "Envoyée spéciale". C'est bien cela qui fonde la force de l'écrivain, et permettra sa survie.