" Nous demandons seulement un peu d'ordre pour nous protéger du chaos"
Ils sont durs à lire les bougres.
C'est que lorsqu'ils rédigent à quatre mains, ils se lâchent et laissent s'exprimer toutes les associations qui s'expriment à partir de leur immense culture. Gilles Deleuze et Félix Guattari ça pense et ça ne communique pas... encore que c'est aussi une manière de communiquer car l'opacité est extrêmement attirante pour le glaneur de sens, ainsi que pour le snob évidemment, elle est comme une porte sublime pleine de promesses. On donne ici forme idiosyncratique à de la pensée en duo, et tant pis pour toi si tu ne suis pas et si tu n'as pas les clés pour entendre les innombrables références qui ne sont pas explicitées dans leur convocation mais totalement fondues dans la pensée en train d'opérer tandis qu'elle s'écrit. Ces deux- là devaient se mettre d'accord sur la problématique, puis écrire vite dans une sorte de transe.
D'ailleurs tu n'es pas obligé de lire et si tu t'y risques, muni d'une sérieuse culture philosophique et littéraire tu peux sauter des passages opaques. Ce que j'ai fait en lisant l'anti oedipe, et cela a encore été mon cas en lisant ce "Qu'est-ce que la philosophie ?" tardif dans leur vie . Non pas un testament mais un retour sur soi même un peu anxieux au dépat : nous sommes censés être des philosophes. Mais qu'avons nous fait exactement se demandent les amis?
Ni sagesse ni dispute
La réponse est simple, au terme d'un voyage tumultueux à chaque ligne. La philosophie compose avec l'art et la science un arsenal dont nous disposons pour faire face au chaos.
Les auteurs ont dit avant ce livre que la philosophie peut être définie comme une activité consistant à créer des concepts.
- Sa spécificité n'est pas de penser, on pense sans elle.
- Elle ne consiste pas à la dispute. On se dispute sans elle, et à vrai dire 'la philosophie a horreur des discussions", affirmation qui rappelle la définition de la pensée par Arendt comme activité éminemment solitaire. Cependant il y a un paradoxe ici qui est tracassant, car les auteurs nous rappellent que la philosophie est fille de l'amitié, c'est parce qu'une société de l'amitié a émergé en grêce qu'on s'est mis à philosopher.
- Elle n'est pas une sagesse ni une contemplation méditative - et la sagesse existait avant la philosophie -.
Une grande confusion utilitariste de notre temps, dont les auteurs n'ont pas eu le temps de voir toute l'expression commerciale, laisse penser que la philosophie c'est apprendre à être heureux ou "bon citoyen" - cf les cafés philo subventionnés-. La philosophie n'est ni "civique" ni "thérapeutique", elle n'est pas définie non plus, malheureusement c'est le cas en France institutionnalisée jusqu'à la nausée, comme le fait d'être diplômé en philosophie, ou de citer des philosophes dans des essais - c'est moi qui parle là, pas Gilles et Félix. Non. Elle est une activité précise qui consiste à créer du concept.
La philosophie est immanente
"Platon disait qu'il fallait contempler les Idées, mais il avait fallu d'abord qu'il crée le concept d'Idée".
L'expression "créer des concepts" est matérialiste, et la philosophie est pour ces auteurs nécessairement matérialiste, placée sous les auspices de l'immanence - ce qui surgit de soi - et non de la transcendance, ce qui nous dépasse et s'impose à nous. La philosophie est Spinoziste nécessairement car ce "prince des philosophes" a traqué la transcendance impitoyablement, partout. La philosophie est immanence, le religieux est transcendance.
Le concept ou l'Evènement
Il faut donc parler du concept. En surmontant la "honte" de voir ce mot sali par le marketing.
Le concept est un "tout fragmentaire". Le livre prend l'exemple du concept d'"Autrui". Ce concept articule trois composantes inséparables en lui, il rend le monde possible - voir à ce sujet dans ce blog l'article sur la préface de Deleuze au "Vendredi..." de Michel Tournier, c'est bien par autrui que nous pouvons être dans le monde -, il est un visage, il est un langage.
Exemple de concept : le cogito de Descartes qui relie douter, penser, être
Tout concept, qui a une histoire, se raccorde à d'autres concepts, avec lesquels il se recouvre ou pas, négocie ses contours.
Le concept dit l'Evènement. Il ne dit pas l'essence d'un chose - puisque nous sommes en terrain matérialiste où l'existence précède l'essence -, ni l'état d'un phénomène. Le concept d'oiseau dit l'evènement d'un oiseau. Un oiseau a existé, existe, existera.
Le plan d'immanence
Il y a une idée essentielle : pas de concept sans une compréhension pré philosophique qui permette de les créér. Les auteurs la baptisent
"Plan d'immanence'.
C'est un Tout qui permet déja à Descartes de dire "Je".
La philosophie naît en Grêce quand naît la possibilité de découper dans le chaos ce plan d'immanence, ce qui suppose de rompre d'une certaine manière, déjà, avec la transcendance. Il y a certes des philosophies qui intègrent la transcendance, mais elles sont fragiles, elles sont toujours à la limite de l'hérésie. Ainsi la philosophie chrétienne a existé, mais :
" l'autorité religieuse veut que l'immanence ne soit supportée que localement ou à un niveau intermédiaire". La philosophie chrétienne est donc une fontaine subalterne qui a toujours source plus haute et qui ne saurait la remonter pour la discuter.
La philosophie est dangereuse pour l'ordre établi. "Elle engloutit les sages et les dieux". Il y a un "athéïsme du concept".
Un "grand philosophe" est sans doute celui qui crée un nouveau plan d'immanence, dans lequel on va créer des concepts. Il y a des néos kantiens, des néos platoniciens. Mais les plans d'immanence ne se succèdent pas historiquement, ils se superposent, et l'ancien resurgit sans cesse dans la dernière couche de feuilleté. La philosophie est "un devenir" et non une Histoire. La philosophie selon nos auteurs est anti hegelienne.