Marguerite Duras est de ces rares écrivains qui suscitent un culte, dessinent une tribu relâchée, invisible mais réelle. Pour le relever il suffira de regarder les communautés littéraires existantes sur les réseaux sociaux. Sa biographie a ainsi été disséquée, on sait tout de ses histoires d’amour, on a publié des « beaux livres » et des témoignages, on n’oublie pas les anniversaires. Les lecteurs n’échappent pas au syndrome de la midinette, et encore moins les durassiens. Malgré cet appétit d’en savoir plus, il y a cependant des ombres qui subsistent, laissées dans l’incertitude par les aléas de la correspondance ou des souvenirs. C’est le cas d’un été, et pas n’importe lequel. L’été 45. Celui où le mari de Marguerite Duras, revenu de Dachau, passe sa convalescence dans les alpes. Marguerite est à ses côtés, elle ne dort pas avec lui mais non loin à l’hôtel où elle écrit sur des cahiers d’écolier après des marches harassantes dans le relief, et voit régulièrement Dionys Mascolo, son amant et le meilleur ami de Robert.
C’est dans cet interstice que se niche le premier roman qui met en scène Mme Duras, signé Alain Vircondelet, intitulé « Cet été-là, de braise et de cendres ».
Ce roman m’a attiré, comme il attirera les nombreux « accros » à Duras, car il se situe entre deux moments clés. La période narrée dans le récit « la douleur », qui d’ailleurs est écrit en partie à ce moment-là, et la rédaction de « l’espèce humaine » de Robert Antelme. Avant de lire Vircondelet il sera plus qu’utile de lire ces œuvres, non pas pour comprendre, mais pour toucher ce dont il s’agit.
« La douleur » est le récit de l’attente du possible retour de Robert à la libération des camps. Une plongée dans l’angoisse folle d’une femme au bout de ses forces mentales, errant à bout de forces dans un Paris chaotique. Rarement un texte aura approché d’aussi près le point de rupture d’un individu, on peut même penser qu’il est parvenu à s’y loger tout à fait.
L’ « espèce humaine » est le témoignage de Robert Antelme sur Dachau. Le plus marquant que j’ai lu. Car il porte le récit des camps à un niveau métaphysique, à mon point de vue, que même Primo Levi n’atteint pas, tout en se hissant au niveau de vérité des plus grands témoignages. Je resterai personnellement marqué toute ma vie par ces passages où Antelme note, aux antipodes d’un certain humanisme, qu’il préfèrerait être une de ces pierres jonchant le sol du camp glacé, ou une vache derrière les barbelés. Car les SS ne font aucun mal aux cailloux et au bétail. Les choses et les animaux suscitent leur indifférence, et cette indifférence est un luxe inimaginable. On ne traite pas les déportés « comme des animaux », ni comme des choses, on leur réserve le sort ignoble que seuls des hommes peuvent imaginer pour d’autres hommes. L’énigme des camps, c’est cela, ce qu’humain peut faire subir à humain, précisément parce qu’il est humain. Résonne ainsi amèrement l’ « humain trop humain » de Nietzsche dont on se dit que ses fulgurances, finalement, visaient juste.
Ce moment est donc décisif. Il est un moment, dans deux vies, de retrouvaille inespérée et de séparation aussi, qui compte car il conditionne la survenue de deux œuvres marquantes, comme peu le sont dans une vie de lecteur.
Pour Vircondelet, cet été est décisif. Car c’est là que se cristallise la vocation, faible mot, de Marguerite pour son destin d’écrivain. Oui, elle a écrit auparavant. Deux livres et des textes alimentaires. Mais la guerre a tout changé. Elle a radicalisé Marguerite, a alchimisé en métal brûlant la cendre de ses malheurs passés qui se confondent en son âme avec la cendre des assassinats de masse. Et cette radicalité totale ne peut s’exprimer que dans l’écriture. S’il y a eu radicalisation, c’est d’un préexistant. Et le livre, à travers les pensées de Marguerite Duras décrites par un narrateur omniscient, car l’on ne saurait se permettre de parler à la place de l’écrivain Duras, va à sa rencontre. Un passé que l’on connait par les œuvres de Marguerite, mais qui va prendre sens particulier à ce moment-là.
La guerre a exacerbé les vieux traumatismes de Marguerite Duras. Ceux que l’on découvre dans « un barrage contre le pacifique ». Cette idée que la nuit revient toujours, comme l’eau qui brise les barrages, reprendre ce que l’on a. Ecrire, c’est reprendre la vie à la nuit qui la dévore. C’est pourquoi le besoin d’écrire l’ « assiège ». Il s’agit de repousser un assaut. L’image obsédante de la nuit noire perçue depuis le pont du bateau qui ramène la famille d’Indochine revient à plusieurs reprises. C’est donc une écriture radicale que celle de Duras, car c’est une écriture qui se confond avec le fait de vivre. La vie est plus forte que tout chez cette jeune femme, et c’est pourquoi même si elle aime Robert, d’un amour éternel et pur, elle ira chercher l’amour vital, et le désir de vie – d’enfant- (ce qui la sépare à jamais de Simone de Beauvoir) chez Dionys, et Robert le comprendra. Ce même Robert qui s’attache à revivre, doucement, « pas à pas », patiemment, car manger trop le tuerait. Sa lente renaissance n’est que le miroir de celle de Marguerite. C’est l’été du Phoenix.
Ecrire c’est affirmer par les mots sa révolte contre le monde en même temps que contre la mort : celle du père, du petit frère, celle revécue mille fois de Robert quelque part dans le froid de l’Est. La mort aussi, atroce, de l’enfant mort-né de son ventre pendant la guerre. Révolte multiforme, donc. Marguerite a résisté, dans le réseau Mitterrand, puis a adhéré au parti communiste dans les catacombes, attirée par un communisme total, fusionnel, prométhéen. Elle a souhaité la mort des allemands mais en même temps ne peut s’empêcher de respecter la transgression chez certains collaborateurs qui certes méritent leur sort. Elle ne peut s’empêcher aussi, de défendre ces femmes tondues, car elle comprend la radicalité de leurs choix physiques.
Elle écrira, donc. Elle ne sera plus la « femme de lettres » de la rue St Benoît, qui y tenait sa « ruche », mais l’écrivain. Ecrire malgré l’impossibilité d’écrire que semblent hurler Hiroshima et les camps. Et Vircondelet n’en parle pas, mais là se dévoile déjà la femme qui répondra qu’elle a tout vu à Hiroshima, à son amour qui prétend le contraire. « Continuer à écrire, voilà l’aveu de la guerre ».
Vircondelet nous permet de comprendre que l’écriture de Duras est tout sauf intimiste. Qu’elle est, paradoxalement, une écriture ultra politique. C’est l’écriture d’insurrection contre ce que la guerre a fiché en elle : le sentiment d’une révolte sans limite autre que l’enveloppe des mots, contre la souffrance humaine. S’il a voulu écrire un livre qui ressemble à Marguerite Duras, car il fusionne tous les sentiments, ne distingue pas entre la fureur politique et la passion de la chair, il n’a pas commis l’erreur d’essayer d’écrire comme Marguerite, ce qui l’aurait condamné à l’échec, au pastiche, à la parodie à contrecœur. L’écriture du roman opte ainsi pour une certaine sobriété, tenue, nette, qui laisse tout de même sa place à la couleur poétique qu’impose Duras. C’est ainsi un bel hommage, d’un drôle de genre – un roman à vocation de compléter une biographie – que livre Alain Vircondelet. C’est une nouvelle femme qui naît en 1945 à l’intérieur même de la femme de l’exil et des pertes irrémédiables. Du feu de la guerre a surgi le Phoenix.