La guerre que la France mène contre le djihadisme ne date pas d’hier, mais de l’intervention en Afghanistan il y a quinze ans. Elle est désormais stratégiquement importée sur notre territoire par les fanatiques. Quelle que soit notre vision géopolitique, il est étonnant que l’on soit étonné de la survenue des attentats. Par nature un ennemi attaque. On ne peut pas compter sur lui pour accepter le terrain du combat qui nous arrange. On doit anticiper qu’il ne se laisse pas écraser sans réplique. Cette « stupeur » générale devant les attentats est le symptôme, sans doute, d’une société post tragique qui redécouvre la tragédie longtemps refoulée derrière les écrans, tout en refusant encore de l’admettre.
Nous sommes criblés d’explications. Chacun a son avis : du psychologue au syndicaliste policier, de la maman médiatique de la « brigade des mères », au « spécialiste » des religions et abonné des plateaux de « décryptage », jusqu’aux experts impressionnistes d’une « radicalisation » que l’on connaît mal, faute de distance. La malheureuse phrase d’un homme d’Etat, prétendant que « comprendre » c’est déjà « excuser » est bien paradoxale quand elle s’inscrit dans un discours singulièrement martial. Comprendre son adversaire a toujours été la priorité de l’art du combat. Espérons que notre Premier Ministre, lors d’un hypothétique voyage au Japon, ait l’occasion de se voir offrir le grand classique épique Japonais, « La pierre et le sabre », où un rônin fait de l’étude de son rival la clé de la victoire finale.
Parmi ces cent fleurs explicatives, il y a ceux qui cherchent à saisir la racine du problème. C’est-à-dire les radicaux. Un Alain Badiou par exemple, qui considère que nous vivons l’ « islamisation de la radicalité » et non « la radicalisation de l’islam ».
Ce n’est pas fortuit, Michel Surya, publie son essai d’orientation radicale, « Capitalisme et djihadisme – une guerre de religion », dans cette collection « lignes » qui a l’habitude de publier des essais d’intervention politique d’Alain Badiou (son pamphlet contre Nicolas Sarkozy ou un débat fracassant avec Alain Finkielkraut). Nous nous situons donc dans un cadre d’analyse familier : celui d’un matérialisme historique qui se veut conséquent. Mais Nietzsche, on verra, y pointe son museau.
Il s’agit bien d’une guerre de religion, oui, nous dit l’auteur. Mais pas de celle qu’affichent les djihadistes contre les « mécréants », ou dont les croisés occidentaux de l’extrême droite prophétisent et souhaitent la généralisation. C’est bien une guerre. Mais entre la religion du capital et une forme parmi d’autres de l’islam : sa dégénérescence en nihilisme déchaîné.
Est-ce que cette guerre-là ne signifie-t-elle pas la défaite, avant tout, de l’anticapitalisme ? Les héritiers du mouvement ouvrier semblent laisser place aux islamistes, qui luttent sur deux fronts, contre le capital et contre les anticapitalistes, ce second front se concrétisant (M. Surya l’oublie) dans le choc sanglant entre Daesh et le Kurdistan socialiste révolutionnaire.
M. Surya nous appelle d’abord, utilement, à cesser le débat stérile entre causalités religieuse et politique. Le capitalisme et le djihadisme sont politiques et religieux. Cette clarification est saine. Ces séparations ne sont pas aussi nettes que le langage ne les fixent. Le politique n’est pas synonyme de séculier, et l’organisation économique et sociale est rien moins que politique.
Nous vivons dans un monde dominé, structuré, aménagé et réaménagé par un mode de production : le capitalisme. Qu’on lui soit favorable ou hostile, c’est incontestable. Ce mode de production, dit M. Surya, a tendance à s’affirmer comme religieux ou en tout cas messianique. C’était déjà le sens de la proclamation de la « Fin de l’Histoire ».
Deux religions face à face. Deux puritanismes. Au sens de l’obsession de la pureté. La pureté narcissique (songeons à l’obsession de la beauté physique) d’un côté. La pureté dogmatique et ascétique de l’autre. Ces deux religions, qui prétendent donc à « relier » les humains, ont leurs commandements antagonistes : « jouis », « meurs ». Au bout, le salut. Terrestre et/ou céleste.
La force du djihadisme, et ici l’essai met le doigt sur un point sensible, c’est que chacun de nous sait que jouir ne mène qu’à redemander à jouir. Dans cette faille vient se nicher la proposition djihadiste de l’ascétisme, comme celle des sectes dont ne parle pas l’essai. Mais la différence entre le djihad et la petite secte, c’est sa force symbolique : l’appui sur la référence à l’islam, son universalisme, son internationalisme, son antériorité historique, son ancrage. Sa capacité aussi, à jouer des contingences géopolitiques (daesh est le résultat dramatique de la seconde guerre d’Irak).
Ces serpents qui s’affrontent se ressemblent et fonctionnent en miroir. D’ailleurs il y a des pays où s’exprime la tentative de les concilier. L’Arabie saoudite au premier chef. La figure du martyre a indiscutablement une dimension ultra narcissique. Doit-on s’étonner de ces parcours de voyous consuméristes qui versent brusquement dans le djihadisme ? Daesh leur offre certes la violence légitime, mais leur promet en outre une immense reconnaissance nombriliste.
Le reflux de l’anticapitalisme a évidemment un rôle. Le capitalisme a non seulement détruit ou digéré son opposition, mais a aussi conquis la planète. Il n’y a pas de possibilité de vivre en dehors de lui ou contre lui. Nous sommes tous des « petits bourgeois gentilhommes » écrivait Alain Accardo dans un pamphlet édifiant. Les révoltés des black blocks portent des habits fabriqués par des enfants… La seule solution pour échapper vraiment à cette « totalité » en marche (dont les philosophes critiques nous parlent, de Marcuse jusqu’à Jean-Luc Nancy) c’est peut-être de se tourner vers le ciel.
La prophétie Nietzschéenne semble se réaliser. Le monde est livré à des nihilismes en conflit. Le vide de sens du modèle marchand versus la haine de la vie du modèle fanatique. Dieu était bien défunt, mais on l’a remplacé par l’argent, qui ne comble manifestement pas les aspirations humaines. Soit par la frustration, soit parce que l’argent ne soulage pas l’âme humaine de ses tourments. Dieu revient, zombie extrêmement violent.
Michel Surya en reste à ces constats. Comme abasourdi par ce basculement du monde qu’il a tenté, avec le talent d’aller à l’essentiel, d’éclairer au mieux.
Mais comment ne pas rester sonné devant ce tableau dantesque ? Considérons, raisonnablement, que les humains disposent d’autres solutions, moins hypnotiques certes, pour donner un sens à leur vie, que ces deux chimères se nourrissant réciproquement : la soumission au fanatisme et l’opium mercantile. Ces deux voies laissent de côté bien des aspects que l’être humain a toujours défendus à lourd prix : la nécessité de se sentir libre, le dégout de la souffrance d’autrui, la responsabilité envers ceux qui viennent au monde.
La violence économique, symbolique, terroriste, est spectaculaire. Mais que ce qui la contredit et en soigne les blessures n’en est pas moins présent. Travaille aussi, à dessiner le monde. Et même à le rebâtir entièrement si nécessaire, comme à Palmyre.
j bonnemaison