"Le visage aspergé d’un produit antiseptique vert, Ludmila Oulitskaïa est restée stoïque. « Dieu merci, ce n’était pas de l’acide sulfurique. » La romancière russe, dont les œuvres ont été traduites dans le monde entier, a été victime, jeudi 28 avril, à Moscou, d’une agression menée par des militants nationalistes propouvoir."
Lu il y a peu dans le journal Le Monde
Ce stoïcisme de l'intellectuelle odieusement attaquée, nous pouvons en trouver les traces il y a longtemps. Et il vient de loin, et des profondeurs de l'histoire russe. Les nationalistes seraient avisés de méditer sur sa provenance. Ils piétinent ce qu'ils disent défendre. La bêtise repousse toujours, mais le courage des justes aussi.
Le premier roman de Ludmila OULITSKAÏA – "Sonietchka" - était une courte saga familiale. Parue en 1992.
Comme si L.O se juchait explicitement sur la littérature qui l'a formée, la littérature russe, et comme si elle avait choisi, en premier acte de publication, de lui rendre hommage.
C'est l'histoire, élégamment narrée d'une femme, et de quelques proches, jamais digressive, jamais "proustienne", si peu rêveuse en surface, centrée sur les évènements et l'évolution psychologique, dans la pure tradition classique d'un Lermontov ou d'un Dostoïevski, mais aussi d'un Maupassant car l'auteure a du lire "Une vie". Nous avons des personnages. Nous longeons leur vie. Nous prenons connaissance des moments clés de ces existences et des états d'esprits qui se succèdent.
Ces gens, d'un train de vie modeste, juste le menton au dessus de la boue de la pauvreté, sont des brins de paille insignifiants dans la tornade russe, des années 30 aux années Brejnev. L'auteure tient semble t-il à réussir, comme en patinage artistique, son exercice imposé de roman russe, pour entrer en littérature russe de plain-pied. Elle fait ses gammes d'auteur de sa contrée. On y retrouve en particulier ce fatalisme russe inmanquable. Ces sorts de petites gens, saisis dans la tourmente. Cette capacité de survie malgré tout, sans plainte. Qu'on retrouve d'ailleurs dans la real-littérature contemporaine d'une Sveltlana Alexievitch. On y retrouve la trempe d'acier des femmes russes, alliées à leur sensibilité extrême. Cocktail slave au goût unique.
C'est un court roman, et un hommage à la Mère littérature. Aussi l'auteure n'éclaire qu'un seul aspect, le devenir des quelques personnages, en laissant le contexte dans un arrière plan brumeux. Devenir Tolstoï, pas question, pour une romancière qui commence. De la guerre nous ne saurons rien, des immenses évènements nous ne saurons rien. Nous ne suivrons que les sorts de ces quelques personnes, parfois touchées par les évènements, au bout du bout. Mais les personnages n' ont pas d'avis à ce sujet. Il s'agit juste de vivre. De vivre, malgré tout. D'accepter inmanquablement.
Au delà de cet exercice de style, c'est de la puissance de la littérature qu'il s'agit. Et de son rapport possible avec la vie.
Le propos est simple ; une femme sortie de rien, Sonia, vit dans les livres depuis l'enfance. Sans charme, invisible, grain de semoule parmi tant d'autres dans l'immense chaudron soviétique, qui pourrait être fauchée par la faucille des famines et des guerres, elle survit petitement et parvient à travailler dans une bibibliothèque d'une ville sans relief. Elle en est heureuse. Elle ne demande rien d'autre. Un jour elle rencontre un usager plus vieux. C'est quelqu'un qui lui a bourlingué. Un artiste. Il sort des camps de travail. Son oeuvre d'architecte est connue à l'ouest mais il ne le sait pas. Il la demande en mariage, et ils ont une fille, Tania. On ne parle pas. On ne parle de rien. On se concentre sur le quotidien. On a bien compris la règle du jeu pour survivre.
Sonia s'écarte de la lecture, continue de travailler. Les conditions de vie évoluent et parfois se dégradent. On fait avec. On se contente de vivre avec ses proches. Sonia en particulier, mais les autres aussi, apprennent le stoicisme, mais aussi une certaine âpreté, l'ingratitude, et la capacité à tourner la page quand elle se tourne. Un jour une jeune fille va entrer dans leur famille. Elle va y semer le trouble mais Sonia va s'adapter. Elle fait avec, y compris avec générosité.
Elle est une incarnation d'un peuple russe qui fait avec, bien obligé, et qui s'efforce d'être content. Elle est sincèrement contente. Sa fille qui vit sa vie, cette jeune fille qui intègre la famille, c'est la jeunesse russe. Elle est incontôlable et sans doute un peu incompréhensible, mais on l'aime aussi. Elle continue la vie du peuple russe cette jeunesse. Personne n'est maléfique, juste un peu égoiste et pragmatique. Les filles ont des "protecteurs", c'est ainsi. Elles couchent avec les hommes pour avoir un manteau et de la soupe. C'est ainsi. On fait avec. Sonia, elle, est illuminée, et dégage de la prodigalité. C'est une lectrice. Elle reçoit beaucoup en lisant, et elle donne.
Se retrouvant seule après la mort subite de son mari dans les bras de la jeune amante, Sonia reprendra sa lecture et ses rêveries. Ce que l'on entend, c'est que lire protège possiblement, non seulement parce que le monde a peu d'importance quand tous les mondes vous sont offerts, mais aussi pour une autre raison : parce que les mots permettent d'apprécier la vie réelle. Ils filtrent le rapport que l'on entretient avec le réel. Ansi Sonia aborde, bercée par ce bonheur de lectrice, les aléas difficiles de sa vie avec un regard admiratif.
Tant pis s'il y a du malheur, tout est nimbé de la beauté de ce qui a été lu. Et tout est à remercier. Avoir un mari fait écho aux grandes histoires d'amour des livres et donc c'est un honneur de s'en approcher quoi qu'il en soit. Avoir côtoyé un artiste, c'est immense. Tout est bon. Perdre ce n'est pas si grave puisqu'on a eu. Et on est pas grand chose. Les antipodes du narcissisme, c'est en union soviétique. Sinon on se pend sans doute.
C'est un hommage à la puissance du livre et en même temps à la capacité de résilience sans limite du peuple russe. C'est la volonté de nous dire, revenant à un romanesque classique qui rompait sans doute avec le collectivisme russe profond de toujours, avec cet esprit de masse qui a constitué le premier atout dans "la grande guerre patriotique", que les russes sont aussi des individus, malgré tout. Qu'ils se débrouillent, avec leur infinie fragilité, leur totale modestie. Que cela passe aussi, par une réduction, impérative pour survivre, de leurs champs de vision, par leur recentrage sur un tout petit périmètre, allié à la fuite sans limite : l'art. Celui du mari de Sonia. Celui des livres de Sonia.
Comme tous les russes qui pensent, à l'orée des années 90, L.O a du se tourner vers ce passé océanique du XXeme siècle. Inconcevable de par son immensité. Elle a du se dire que des gens, oui des gens, et non des concepts, ont traversé tout cela. Ils ne sont pas tous morts au goulag, fusillés, à la guerre, affamés. Ils ont vécu et légué. Cette traversée laisse un parfum de mystère.
Comment résister à tout ? Comment, à l'instar de ce que dit rené char, "serrer son bonheur" ? Sonia est douée pour cela. Il est difficile de savoir pourquoi. Mais l'art y est pour quelque chose.