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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 20:09
Vivre en artiste - "M Train ", Patti Smith

"je faisais une halte sur le terrain derrière le magasin d'articles de pêche, un simple avant-poste blanchi à la chaux. A mes yeux, c'était Tanger, où pourtant je n'étais jamais allée. Je m'asseyais par terre dans un coin, entourée de murets blancs, mettant entre parenthèses le temps réel, libre d'arpenter le pont lisse qui connectait passé et présent. Mon Maroc. Je suivais le train que j'avais envie de suivre. J'écrivais sans écrire - sur des génies, des magouilleurs et des voyageurs mythiques, mon vagabondage."

 

 " M Train" est peut-être, certes, un peu moins émouvant que le sublime "just kids" - à découvrir aussi dans ce blog - qui narrait les premières années de Patti Smith à New York, entourée de mythes incarnés. Mais des décennies après, elle n'a rien cédé sur son désir de vivre une vie d'artiste, de voir la vie en artiste. Sans aucune concession. Peu importe d'ailleurs la forme de l'expression pour un artiste total, il finit par la trouver.

 

Il n'y a rien de bourgeois en Patti Smith. Même si elle ne manque pas de moyens d'existence, et a gagné son temps libre, ou plutôt la possibilité de faire ce qu'elle aime. Il n'y a rien de bourgeois, non, en elle. C'est rare, même, de lire un auteur si peu bourgeois. Que l'on s'en tienne à la définition flaubertienne de la bourgeoisie - "tout ce qui pense bassement"-, ou à une notion plus marxiste. Elle n'a absolument aucun attribut de la pensée bourgeoise. Elle poétise tout ce qu'elle traverse. Elle ne cherche que cela. Quelle importance que le reste ?

 

Elle n'a rien à prouver, ne simule jamais, ne pose jamais, ne calcule pas, et se fiche de toutes les valeurs dominantes de son époque. Elle nous confie sa passion étonnante pour les séries policières les plus mainstream, qu'elle aime autant que Wiitgeinstein, auteur qu'elle aime, a adoré les polars. Elle appartient, détail étonnant, à une confrérie de passionnés de sciences de la terre un peu farfelus. C'est que Patti est américaine, de cette fibre poétique américaine panthéïste, sans doute un peu indienne, dont elle conserve des croyances, des symboliques. On le retrouve inévitablement dans la littérature américaine, cet echo des canyons, des vallées profondes et de la majesté naturelle à couper le souffle. Smith en est l'héritière, dans ses chansons comme dans ses livres.

 

"M Train' est une sorte de journal écrit a posteriori d'une vie d'artiste, le passé étant le présent et réciproquement, se laissant guider au gré de ses associations d'idées, qui la mènent d'étape en étape. Elle est à la recherche des mots, des images qu'elle tire de ses photos la plupart du temps, qui la renverront à d'autres mots à lire ou à écrire, à de nouveaux dessins à réaliser, à des souvenirs souvent nappés de mélancolie, fréquemment liés à Fred, le guitariste de MC5, qu'elle aima passionnément et qui mourut trop tôt.

 

Elle était déjà ainsi au temps de "just kids", artiste rimbaldienne, soucieuse de dérégler un rapport trop évident à l'existence, pour accéder à d'autres représentations. Patti est fidèle à cette filiation rimbaldienne, surréaliste, beat. Elle continue. Et nous livre sans cesse de belles fulgurances, certes parfois à dénicher au milieu de moments plus anecdotiques, car elle écrit comme dans un journal, et ne nous épargne pas ses listes de courses et ses préoccupations pour son bonnet. Ses petites coquetteries.

 

Patti Smith semble très solitaire. Elle l'est et ne l'est pas. Dans ses pérégrinations, elle croise évidemment beaucoup de gens, et elle en connaît partout, légende vivante internationale. Mais l'artiste est seule. La rêverie créatrice est un destin solitaire. Et c'est dans cette solitude féconde là qu'elle nous convie.

 

Mais sans doute pour ne pas sombrer dans la folie, Patti Smith prend garde à être ancrée. A se "territorialiser" tout en "déterritorialisant" sans cesse diraient Gilles et Félix. Ses ancrages ce sont les stations de ses souvenirs, qui dessinent une cartographie au sein de laquelle décolle son imagination littéraire , et les cafés du monde entier, qu'elle aime passionnément, où elle consomme des quantités incommensurables de café. Il y a notamment feu ce café 'Ino à Greenwich village, sa base de départ vers les rêveries et les projets de périple autour du monde. On voyage donc, à partir de son "portail vers quelque part". Parfois dans le passé. Le rêve et la réalité se confondent parfois, et des compagnons oniriques lui montrent des signes.

 

On voyage, de la maison de Frida Kalho où elle a un malaise, à l'Ile du Diable en Guyane française. On se porte à la rencontre des fantômes et on visite donc pas mal de cimetières, de la tombe de Genet à celle de Mishima. On vit dans les oeuvres qui ne se séparent pas des paysages et du sensible. Un roman de Bolano peut être tout ce qui compte au monde pour un temps. Un souvenir peut déclencher une errance. Il suffit de tirer le fil, de ne pas s'en tenir au parcours du train dans le temps, mais à l'aménager soi-même. Patti est à un âge cependant, où le passé l'emporte. Les visions utopiques ont cédé aux réminiscences.

 

Ces points d'ancrage, comme un petit bungalow de rien du tout au bord de l'eau, sont des points de départs. Vers des mondes cachés, d'autres réalités. Patti Smith aime ainsi passionnément Haruki Murakami, le romancier des univers multiples. Et ses lectures se mêlent à la réalité. Qu'est-ce que la réalité ? Celle que l'on veut, autant qu'on le peut.

 

Patti Smith n'a pas été épargnée par les tragédies, les pertes, mais la poésie la sauve. La poésie reflète et attise son appétit pour la vie. La seule vie qu'elle a envisagée. La vie totale d'une artiste totale. 

 

 

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commentaires

I
en tapant "le sexe et l'effroi" je suis tombée sur votre blog. Intéressante découverte ! Non seulement votre article sur le livre de Pascal Quignard m'a impressionnée mais aussi incitée à lire vos autres articles. Merci pour ces partages. Je viens de pondre un blog de lecture, encore en chantier, voici le lien : http://www.monblogdelecture.hebergratuit.net
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J
merci beaucoup. Je lirai votre blog

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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