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3 septembre 2016 6 03 /09 /septembre /2016 16:55
La ville est une forêt de signes, "Ce qu'il reste de nuit - Lokiss, un portrait", Sophie Pujas- paru dans la Quinzaine Littéraire

Je ne sais pas si Mme la Directrice de la Nouvelle Quinzaine Littéraire est dotée de dons médiumniques, mais c'est un fait  : elle m'a envoyé ce livre - car nous avons convenu qu'elle les choisit pour moi en fonction de ce qu'elle subodore de mes attentes-, sans disposer d'aucun indice de ce qui me reliait à lui. Il se trouve que le nom cité sur la couverture, Lokiss, a surgi comme un jack in the box de la trappe de mon inconscient, à l'ouverture du colis.

 

J'ai grandi dans les années 80 dans une banale cité HLM de province où très tôt les copains se sont entichés de la culture hip hop, du tag et immédiatement du graffiti. Les aléas de la vie, les parcours de transfuge nous ont depuis bien longtemps séparés, mais j'ai vu de près toute cette maturation. Il aurait été impossible de tenir dans la même identité la fidélité à ce monde là, qui n'avait pas que des vertus, et l'inscription dans le passage en Khâgne et en sciences politiques- qui n'avait pas non plus que des vertus... mais qui était une voie pour briser la reproduction. Ce qui prouve, en corps et âme comme le montre la sociologie bourdieusienne, que les classes, les couches sociales,ne sont pas des concepts. Ça a une force matérielle. Ce sont des murs.

 

Il s'agit aussi de murs, non pas à franchir mais à conquêrir, dans "Ce qu'il reste de nuit. Lokiss, un portrait", de Sophie Pujas.

 

Je n'ai jamais eu quelque talent artistique, mais certains de mes copains de l'époque en étaient lotis. L'un deux est devenu un nom de street artist renommé internationalement, l'autre vit de ses talents de design. Ils ont vu naître leur vocation dans les hangars, les friches industrielles, les murs volés, les décorations  de boites de nuit payées au noir. Quand j'ai visité Paris à 16 ans, ils nous ont emmenés photographier les terrains vagues de Stalingrad où Lokiss a fait ses armes, je crois même que c'est sur ce prétexte qu'ils ont obtenu une aide financière au voyage. Lokiss était déjà un mythe émergeant et la génération de mes copains provinciaux se hissait sur cette première vague parisienne. Ils avaient la même bible, le livre "Subway Art" sur les pionniers new yorkais. La section "arts plastiques" du mouvement hip hop a essaimé autour de peu de gens, elle a ensuite explosé dans le tag qui a couvert Paris. Il se trouve que par hasard j'ai pu cotôyer certains de ceux qui ont porté cette culture hors de Paris, aujourd'hui sortie de la rue depuis fort longtemps. Ils admiraient déjà Lokiss, nom nimbé de mystère, dont les oeuvres photographiées circulaient à travers d'obscurs fanzines, des échanges de cahiers techniques entre premiers graffeurs.

 

Dans le récit de vie qu'elle lui consacre, Sophie Pujas souligne qu'il a tout de suite imposé un style, et je m'en souviens très bien. C'était le premier à sortir du canon, en flirtant avec un art futuriste aux accointances avec l'abstraction. S'il restait dans les règles d'un art alphabétique il fondait ses lettres dans la couleur. Il était déjà en avance sur un art qui naissait à peine.

 

C'est un récit de vie d'artiste en cours, raconté au présent, rapide, syncopé, comme une nuit clandestine de graffeur où il faut se dépêcher pour ne pas être débusqué par les voisins, la Police ou les vigiles. Mais c'est aussi un jet de prose poétique.

 

La poésie est nécessaire à évoquer cette oeuvre abstraite née de la "concrete jungle". Sophie Pujas est journaliste mais son approche tire plus du côté de la passionnée d'art et de la sensibilité artistique et littéraire que du reportage sociologisant. Au fil du parcours de "Vincent", Lokiss, c'est aussi l'histoire et la dynamique du graffiti, aujourd'hui absorbé dans le registre du street art, qui s'esquissent.

 

Le graffiti art c'est d'abord la rue. Ainsi ceux qui l'ont inventé étaient déjà dans la rue et on trouvé un moyen nouveau de l'investir. Ces adolescents pour beaucoup, étaient ceux qui envahissaient le trocadero avec leur skate et Lokiss en était. Le tag venu d'outre atlantique leur est, d'après Norman Mailer cité, "une religion du nom". Pourquoi ? C'est là où le livre pèche un peu, éludant les questions politiques et philosophiques soulevées par cet engouement.

 

Ils sont très peu au début, et se retrouvent sur un terrain vague du quartier de la Chapelle. C'est là où se croiseront des futures figures marquantes de la culture de leur génération. Les deux voix de "NTM" y passent eux aussi du temps. Le hip hop est une culture transversale, qui lie le tag à la danse, en passant par le "flow", le maniement des platines. Et le graff. Au départ, peut-être encore moins que dans les milieux plus post punks où l'on réalise des pochoirs muraux, personne ne se voit comme "artiste", parce que l'art est un périmètre sous autorisation officielle en ce temps-là, qui réclame un cursus estampillé, un langage, des codes, des fréquentations de lieux dédiés. Ils contribueront à liquidecette conception. Malheureusement, c'est le marché qui volera au bureaucrate le tampon des légitimités.

 

Le tag et le graffiti, qui ne s'opposent pas dans leur esprit, mais seulement dans l'analyse "progressiste" qui veut les voir avec une relative bienveillance, ce dont les concernés se fichent bien, mobilisent le corps adolescent. C'est un jeu avec la peur et le danger en même temps qu'un art qui engage physiquement. ll faut courir, sauter des barrières, voler des bombes à peinture, grimper sur des toits. C'est une issue exquise pour le goût du risque adolescent. 

 

Lokiss participe de l'invention d'une culture, d'une contre culture. Une culture populaire. Mais cette pièce d'une culture mettra longtemps à se considérer comme un art, ce qui signifie de s'extraire d'un mode de vie et de faire jonction, particulièrement en France - tout cela Mme Pujas n'en parle pas, elle en reste à son portrait, pourquoi pas ? - avec les institutions de l'art, qui vont les flatter, vite, avec Jack Lang. Cette jonction s'opèrera par l'entremise du secteur privé, qui sert de passerelle. La première commande exécutée par Lokiss est la décoration des vitrines du "Printemps". La répression, sérieuse, contre le tag, menée par la ratp, favorise ces glissements, ou l'abandon. Aujourd'hui le tag a pratiquement disparu.

 

Est-ce une bonne nouvelle ? A quelles radicalités les âmes adolescentes et rebelles peuvent-elles se vouer ?

 

Mais Vincent est précurseur. Lui glisse vers l'identité artistique, s'inscrit aux arts appliqués, et découvre l'Histoire de l'art, visite ensuite les musées européens. Il va ensuite suivre un chemin inédit, se nourrir de culture, décompenser par l'angoisse généralisée ce qu'il tente de sublimer sans doute depuis la découverte du graffiti, et qui pointe dans ses tentations pour les identités multiples. Il va s'emparer de différentes matières, du bois et surtout du métal, s'essayer à la vidéo. En écho à des romanciers comme Borgès il se rapproche aussi des intuitions de l'astrophysique, et travaille par exemple sur l'idée du trou noir. Mais il ne rompt jamais vraiment avec son style initial, né sous les jets de spray.

 

Paradoxalement, lui qui a été un des premiers à sortir du terrain vague se méfie des formes désormais institutionnalisées et légitimes du street art. Il porte un regard critique sur cette intégration, désormais totale, des anciens commandos de nuit qui "déchiraient" les wagons.

 

" Ce qu'il reste de nuit", c'est sans doute ce qui reste de la nuit enfiêvrée de cette adolescence, et qui répugne à l'officialisation.

" Ce qu'il reste de nuit", c'est sans doute aussi cette chose, qui a envahi l'artiste à trente-trois ans, ce bloc sombre, qu'il a domestiqué, mais qui est toujours là, menaçant. Nuits polysémiques. 

 

Il me paraît nécessaire d'y revenir. Pourquoi cet engouement du nom, marqué partout ? Cette lutte pour être le plus visible. Cet art fondé sur la stylistique de la signature, qui occupe l'espace public. Qu'est-ce que ça mobilisait, aussi bien dans les esprits de jeunes des cités que dans les classes moyennes dont Lokiss est issu ? Des mécanismes psychanalytiques, certes, mais encore ?

 

Le tag est sans doute le cri de l'individu. L'individu à qui on a vendu l'individualisme. Mais les promesses de ce modèle ne sont pas tenues. La ville n'est pas à l'individu, elle est organisée par une logique invisible, celle du foncier, insaisissable et en réalité qui s'impose au politique malgré le discours officiel. Le graffiti naît justement dans les friches de la "destruction créatrice" qui balaie les villes. Là où il y a aveu de l'impuissance des peuples sur leur environnement.

 

Le tag est tocquevillien. Il est lretour de flamme d'une jeunesse à qui on dit "tu es libre et égal à autrui". Mais cette promesse est frustrée, elle sombre dans l'anonymat urbain, l'anomie qui guette, la possibilité d'être d'une bande mais pas d'une Totalité évidente qui dépasse la solidarité primaire des copains, elle-même fragile. Le déficit de sens, déjà, dans ces années 80, post illusions révolutionnaires. Les rêves livrés à l'individu de consommation sont hors de portée. Elle est loin l'Amérique. 

 

Alors le tag dit "je suis là". Je suis là plus que toi. Je suis un individu mais pas celui qui est souhaité. Insaisissable. Je ne suis pas de la poussière humaine, une monade dans la masse. De la viande à sondages. La preuve que je suis là, c'est ma signature. Attrape moi si tu peux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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