L’habile Matteo Renzi a donc décidé d’attribuer à tous les jeunes italiens parvenant à 18 ans un chèque de 500 euros qui « doit être dépensé dans la culture ». L’argument de ce « Pacte d’humanité » est noble : il ne faut pas combattre la barbarie post moderne que par les armes, mais aussi par la lutte contre l’ignorance et l’obscurantisme.
Qui pourrait le contester ? Sans doute personne, même si nous devons pas être naïfs : il n’y a pas que des incultes chez les gens radicalisés et violents. Il y avait de grands intellectuels dans le terrorisme d’extrême gauche et des gens cultivés chez les nazis, comme Arno Breker par exemple, et il y a des « têtes » chez les islamo fascistes. Des théoriciens, des stratèges, des gens instruits. Al Qaida a recruté dans les prestigieuses universités londoniennes. Parfois justement frustrés de par leur culture sans perspective, cherchant un débouché absolu, des esprits nourris et alertes sont attirés par la violence, et leur propension pour l’abstraction les aide en ce sens.
Mais on sait aussi que la manipulation et l’emprise peuvent profiter d’esprits ignorants, que la violence vient à celui qui manque d’imagination et souffre ainsi de manque d’empathie. La culture cultive la sensibilité, indéniablement. La soldatesque de Daesh ne ressemble pas à son état-major et de l’aveu de policiers qui ont arrêté des terroristes, ça ne planait pas toujours très haut... Il est fréquent que certains prétendants au djihad ne sachent pas citer les cinq piliers de l’Islam.
Cependant, cette mesure, qui coûte tout de même 250 millions d’euros, peut et doit être discutée sur le fond. Une politique culturelle peut-elle constituer en la diffusion d’argent « à dépenser dans le domaine culturel » ? Un proche de Renzi explique que « pour une fois, il ne faudra pas passer par la bureaucratie». Cela nous conduit tout droit au cœur du débat.
La méthode est indéniablement tournée vers la communication politique. Augmenter le budget de la culture ne permet pas de marquer les esprits. Cela rapporte politiquement une ligne en bas d’un quotidien un peu exigeant. En terme de communication politique, recevoir individuellement un chèque de cette importance est un « cadeau » dont on se souviendra - néanmoins financé par les italiens eux-mêmes, ne l’oublions pas, et non relevant d’une bonté du monarque –. Matteo a fait quelque chose pour moi, pour moi tout seul, et c’est tangible. De plus il flatte le désir consumériste. Est-ce bien « culturel », d’ailleurs, que de flatter ce désir-là ? Le principal ennemi de la culture n’est-il pas, justement, le consumérisme ?
Le mot culture est terriblement polysémique. Il s’agit parfois des mœurs, parfois des connaissances, et/ou des créations et/ou du patrimoine labellisés comme « culturel », par des instances officielles de légitimation. Il peut s’agir des fruits de l’art, lui-même soumis à des filtres et des instances publiques ou privées de légitimités.
Le marché a tendance à tout aplanir et ne parle plus que de « contenus ».
C’est un premier problème. Cet argent donnera accès à des « contenus ». On pourra sans doute gaver son lecteur numérique de musiques qu’on n’écoutera jamais. Ou de l’intégrale des saisons de la pire émission de télé réalité. Sans verser un instant dans le conservatisme à la Finkielkraut qui cryogénise la culture, on sait tout de même qu’au sein des « contenus », des distinctions s’imposent, parfois explicitement d’ailleurs. Fort Boyard ne prétend pas être La Traviata.
Sans imposer une vision étatiste de la culture, qui dirait ce qui est culturel ou pas, on aurait pu songer à une politique de consensus, associant les acteurs culturels, et limitant le champ de la dépense. Peut-être à une démarche de labélisation concertée des lieux où réaliser cette dépense. On pourrait favoriser les librairies indépendantes par exemple, les théâtres, les initiatives remplissant un certain nombre d’exigences. Cela s’imposera peut-être d’ailleurs, car enfin il faudra bien trouver un périmètre qui exclura certaines dépenses. Dans la confusion philosophique régnante, « tout » peut devenir « culturel ». On a proposé d’inscrire la gastronomie française au patrimoine mondial de l’humanité. Pourquoi ne pas s’acheter des jambons avec le chèque de Matteo ?
L’accès à la culture, si on la considère plus restrictivement que par la notion de « contenu », mais peut-être, comme j’aime le faire, comme la rencontre d’une démarche artistique authentique (non dictée par « la demande » au sens marketing mais par la geste artistique) et un public, se confronte-t-elle à des barrières financières ?
Oui en partie, certes. On sait d’expérience que les initiatives de gratuité des musées ont attiré un public plus nombreux. Mais on sait aussi que ce sont souvent les mêmes qui ont déjà auparavant visité les lieux culturels qui aiment à y revenir. On sait aussi que des tas de gens ne lisent jamais, malgré le coût très modique d’un livre de poche d’occasion. On sait que des gens sont disposés à s’endetter pour aller voir une prestation scénique lamentable d’un chanteur mythique sénile, mais ne se rendraient pas à la comédie française gratuitement. Les obstacles à la culture sont divers, s’entremêlent, comportement des enjeux de distinction, reposent sur des préalables éducatifs. Ils s’expliquent aussi par des barrières structurelles, telles que les conditions de diffusion dans le cinéma, l’aménagement du territoire. Le critère financier est un point parmi beaucoup d’autres. Si la gratuité était la clé, les bibliothèques publiques déborderaient de demandes de prêts. Ce n’est pas le cas.
Dans la culture on parle aujourd’hui de « public empêché », avec cette manie de l’euphémisme qui frappe les cadres. Ils ne sont pas empêchés que par l’argent, loin s’en faut. Il y a ce film de Woody Allen où il campe un type un peu crapuleux, dans un couple déjà âgé, enrichi contre toute attente par une recette de cookies de sa femme. A aucun moment ils n’arrivent à s’intégrer à leur nouveau milieu, sont manipulés, et se ruinent en dépenses clinquantes. Ils finissent, déçus et déprimés, par revenir à leurs appétences, et à se remettre au poker enfumé avec les copains.
Ces sommes allouées aux individus-électeurs sont considérables. Elles auraient pu servir à déployer des politiques culturelles. Le cinéma italien, en mauvais état, pleurant son passé glorieux, aurait gagné à un soutien public, qui a permis à la France de défendre son cinéma. L’éducation artistique aurait pu être renforcée. Les médias publics consolidés dans une capacité à présenter des programmes culturels capables de concurrencer les shoots de sucre de la sale télévision berlusconienne. Les équipements culturels auraient pu bénéficier de leviers à l’investissement. Bref, pour que la culture trouve son public, il convient qu’une offre aille à sa rencontre, qu’elle survive. Le statut de l’intermittence par exemple est un de ces moyens, car il est besoin d’artistes pour le créer, ce spectacle offert par Matteo.
Le statut de l’intermittence, la commission d’avance sur recettes, le financement d’Arte, les règles de quotas… Tout cela dessine une politique de contingentement du marché. La décision de Matteo Renzi, pour sa part, sous couvert de générosité, se livre au marché.
Le marché, contrairement à ce qu’il prétend, façonne la demande, c’est le rôle du « producteur » culturel. Ainsi le choix de s’en remettre au marché, en flattant la liberté du consommateur culturel, n’est pas neutre sur le visage même de la culture qui ressortira de cette aventure. Visage tellement abîmé par le berlusconisme. Matteo Renzi donne un visage légèrement keynésien au berlusconisme, finalement.
Sous couvert de volontarisme public, c’est un magot considérable qui est donné au marché, et ignore tout soutien à la création et à la diffusion de la culture. Or, sur le marché des biens culturels, accessibles à la consommation individuelle, qui domine ? A qui va donc ce cadeau ? A des oligopoles qui lient les médias et les productions culturelles. Et Matteo part à leur conquête politique pour conserver le pouvoir. Les 500 euros de Matteo alimentent une forme particulièrement habile du social libéralisme culturel.