Il y a des Atlandide sous les phrases. Une phrase à destination précise peut mener à des champs incommensurables, et finalement il est de peu d'importance en littérature de savoir si l'auteur a disposé du sous-texte ou si notre imaginaire l'a déployé. La place des inconscients y est au premier rang. Le texte n'appartient, une fois publié, qu'à celui qui le lit.
Evidemment, c'est en poésie, dont l'objet même est d'élargir les océans, que ce phénomène peut être le mieux possible constaté et vécu.
Voici un petit exemple avec un poème "à destination", de Louis Aragon, sur Federico Garcia Llorca.
"Les guitares jouent des sérénades
Que j'entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"
(...)
Il n'y a plus de prince dans la ville
Pour rêver tout haut
Depuis le jour où la guardia civil
T'a mis au cachot (....)
Dure est la pierre et froide la campagne
Garde les yeux clos
De noirs taureaux font mugir la montagne
Garde les yeux clos "
Deux vers illuminent ma pensée dans ce poème sublime. Et me mènent loin de l'hommage à Llorca, pour m'y ramener ensuite. Après une boucle gigantesque. La boucle qui lie le particulier au sens universel.
"ll n'y a plus de prince dans la ville", que je percute ici, comme dans la chanson de Ferrat, avec "garde les yeux clos", est une phrase à destination. Il n'y a plus le génie du poète assassiné à Grenade, c'est triste, et l'ombre s'est étendue sur l'Espagne. Il vaut mieux détourner le regard parfois, tellement cette longue tyrannie est écœurante. Que le poète repose en paix.
Mais mon imaginaire me conduit à y voir une proclamation politique et philosophique immense, un désespoir, celui d'Aragon vieillissant d'ailleurs, mais aussi celui de notre temps devant la politique. Plus les souvenirs de ces vers me reviennent, plus leur halo s'épaissit.
Il n'y a plus de politique. Le Prince l'incarne. Le premier traité de politique stratégique se nomme "le prince". Nous ne croyons plus aux religions enchanteresses de salut terrestre ni aux épopées bolivariennes. Il n'y a donc plus de prince dans la ville. Et que dit Sénèque ? Quand la vie publique est insupportable, replie toi. Garde donc les yeux clos. Comme la statue d'un autre stoïcien, Marc Aurèle, illustrant cet article. Ce vers est donc un condensé possible d'une défaite. Celle de la révolution à laquelle aspiraient Louis et Federico. Celle de la transformation politique par des hommes conscients. La fin du socialisme. Mais au delà, la fin de la politique telle qu'elle a été définie, comme projet conscient, explicite, assemblant autour d'une inspiration et de leaders. Aragon, prévient, et nous dit " garde les yeux clos", ou bien ils brûleront. Comme les ailes d'Icare.
L'autre vers - je fusionne- est celui-ci : "jamais je n'atteindrai Grenade, bien que j'en sache le chemin". Explicitement, cela évoque à la fois le parcours brutalement interrompu de Federico, tué près de la ville. Et aussi le dégoût de celui qui pendant que Franco est là, ne peut se résigner à aller sur place. Le "je " est ambivalent. Le Sujet est double. Louis et Federico.
Mais j'y vois plus. J'y vois la signification historique de Grenade. La tolérance andalouse, la coexistence des religions. La sagesse. Devant notre époque, au XXIème siècle, nous pouvons penser que Grenade est inatteignable, qu'elle est menacée comme une Palmyre spirituelle, car les conflits identitaires, qui sont de même nature perverse que le nationalisme qui tua le poète, occupent la scène. Néanmoins, nous savons ''le chemin". Nos savons que la concorde peut exister, car en vérité elle existe dans les âmes de tant d'hommes et de femmes et dans les vies. Ils sont les plus nombreux à vivre ainsi. Mais les croisés eux, occupent la scène.
Le sous-texte est ainsi loin de se résumer à une cachette explicite, celle du "roman à clés" par exemple. Le sous-texte c'est une énergie propre qui surgit de la lecture.. Cette qualité combustible de la littérature est iremplaçable. C'est une des joies qu'on y rencontre chemin lisant, et que se nouent des liens entre les textes, les pensées, les énoncés. Nous nageons dans l'océan, nous sommes comme le disent Deleuze et Guattari, "des machines désirantes", nous n'avons jamais pied. Nous devons assumer cette liberté de lecteur. L'éducation aux lettres doit l'admettre, autant que possible. Car la littérature a besoin d'être désirée et pas seulement étudiée. Voila, jeunes gens, ce que vous dénicherez sous des textes. D'immenses océans. Les vôtres, en communication magique avec un écrivain.