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21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 13:09
Tout et rien d'autre - "Daesh, le cinéma et la mort" - Jean-Louis Comolli

Des livres sur Daesh, on n'en manque pas. Çà pleut. Jean-Louis Comolli en publie un, d'un point de vue inédit et original. " Daesh, le cinéma et la mort" n'est pas seulement un essai, méditation un peu décousue, comme rédigée au fil de l'eau, sur la manière dont Daesh manipule les images, élément essentiel de son dispositif de recrutement, de terreur et d'influence, mais aussi et surtout sur ce que ce traitement dit du cinéma lui-même, de son évolution, et de ce que cette manière d'utiliser les images est nuisible à l'idée même du cinéma. C'est au final, en contrepoint de la barbarie technicisée, un plaidoyer pour le cinéma.

 

Les clips effroyables de Daesh relèvent du cinéma, qui peut se définir simplement par le choix de cadrer des images qui défilent pour les montrer. Et la problématique de Comolli est d'inscrire l’extrémisme violent des djhadistes numériques dans une évolution qui massacre une fonction du cinéma, en exprimant le fantasme de "tout montrer". Nous voyons tout et ils voient tout. Contrairement aux hitlériens, qui cachaient leurs massacres même si des films ont été retrouvés, mas jamais utilisés comme propagande ou outil de la guerre, Daesh les exposent, mais en plus tiennent à montrer qu'ils les commettent sans ciller.

 

Car telle est l'évolution du cinéma, sous l'impact hollywoodien, modèle qui inspire hautement ces ennemis des "valeurs de l'occident". Sans savoir, ne voulant pas voir, ou assumant cyniquement, qu'ils sont les purs produits de ces approches de l'image venues du pays de "Sheitan". Un exemple de cette pente du cinéma est le gros plan, qui cadre pour nous, nous donne le détail. ll s'agit de tout nous donner. Ce "trop de réalité" dont parlait Annie Lebrun dans un essai éponyme.

 

L'existence de ces clips évoque un étrange malaise. Nous avons du commun, perception nauséeuse, avec ces gens de Daesh. Nous regardons les mêmes images, les nôtres et les leurs, et elles ont les mêmes codes. Nous les analysons en même temps qu'eux. L'étrangeté radicale de ces gens qui pour certains viennent de notre pays se combine, dans "la confusion", caractéristique générale de cette guerre, avec leur familiarité. N'est-ce pas une guerre où tout le monde peut être victime, où tout le monde peut surgir du néant politique et devenir un terroriste ? Cette guerre est une nouvelle étape de la guerre, et nous avons du mal à l'appréhender comme guerre. Comolli ne développe pas ces éléments, mais je suis frappé du fait que lorsqu'un attentat est commis en France il et abordé comme un fait divers, avec notamment les polémiques sur les responsabilités policières, les querelles politiciennes, et non comme un événement dans la guerre, car les forces françaises, dont on ne voit jamais la moindre image, comme pour conforter un déni de notre condition guerrière, sont engagées sur un terrain classique de conflit armé.

 

Ne pas tirer les conclusions de notre présence en guerre, psychologiquement, ne peut pas nous aider. Nous ne pouvons, sans doute ni ne voulons pleinement intégrer le tragique de notre temps, qui nous sortirait de la nostalgie de l'Europe anesthésiée dans son consumérisme pacifique.

 

Si les techniques filmiques de Daesh sont inspirée de l'occident honni, et donc disent la dépendance à cet occident là aussi, la différence est que le cinéma occidental, qui montre sans cesse la mort, ne tue pas les acteurs. Le spectateur d'une fiction sait qu'il voit une fiction, même quand il frémit. On peut dire qu'il se permet de frémir parce que justement il sait que c'est une fiction.

 

Un des problèmes que soulèvent les clips de Daesh est que l'acte de filmer et de montrer l'inmontrable transforme le réel en cinéma. Ainsi il vient affecter le cinéma. Il vient affecter le rapport entre la fiction et la non fiction. Or, citant Arendt, l'auteur rappelle que le sujet idéal du totalitarisme et celui qui est devenu incapable de considérer la distinction entre vrai et faux. L'idée initiale du cinéma était de s'opposer à ce "tout" du totalitarisme, justement. De jouer des artifices avec la complicité du spectateur.

 

Là où le cinéma, une part du cinéma hollywoodien, converge avec les clips de Daesh, c'est sur la conception du cinéma comme production pure de sensations, niant la possibilité du cinéma à lier le travail du cinéaste à celui du spectateur. C'est aussi sur une certaine conception du spectateur, objet d'un kidnapping par les sensations. Une "préemption du désir" du spectateur. Les images ne réclament pas sa participation mais sa soumission. Le spectateur de Daesh est jugé "indigne". Il ne peut pas arrêter ce qu'il est en train de voir, en ayant recours à son imaginaire. Et le cinéma commercial pur n'est pas loin de considérer le spectateur comme tel.

 

Daesh radicalise, dans sa stratégie de diffusion quasi instantanée, l'absence de montage, qui est une tendance générale du cinéma de l'offre et de la demande, cinéma du choc. Il n'y a pas de hors- champ dans ces cinémas, et donc pas de liberté du spectateur. Pas d'imaginaire possible. Du choc et de l'effroi. De la nausée pour Comolli et d'autres. La crainte aussi, d'un "affaissement des subjectivités". Et je repense ici à la scène d'Orange mécanique où l'on tente de guérir le délinquant en le forçant à regarder, les yeux ouverts de force, des images subliminales.

 

Autant les photos créent du hors-champ, libèrent l'avant et l'après, autant le films de Daesh "cannibalisent" totalement le spectateur, même quand on censure le passage de l'égorgement. Car la censure ne peut que dire : "c'est bien là".

 

On ne peut pas écarter le fait que les images de Daesh, destinées à faire peur, soient aussi vues avec une jouissance perverse. On ne peut pas douter du fait que Daesh le sait. Ces images relèvent d'un érotisme morbide au sens où elles nous placent en situation de voyeur. Elles misent sur la "corruption" du désir de voir. La pulsion de mort, universelle, en est le moteur. Pasolini, dans son adaptation de Sade, appuie où ça fait mal, en mettant en évidence avec radicalité cette ambivalence du dégoût et du voyeurisme. Qu'est-ce qui est le plus terrifiant ? Ce que nous voyons, ou que nous puissions le voir, que nous ayons tellement envie de le voir et de le "partager" ?

 

Je pense aux photos du petit, enfant exilé, mort sur une plage, qu'on a diffusées à la vitesse de la lumière sur tous les écrans, sans s'interroger. Les bons sentiments étaient censés régler le débat. Mais c'est l'effroi qui était recherché. L'effroi, par essence imposé. A t-on vu quelque effet civilisateur de ces diffusions ? Pas en Allemagne si l'on en croit les élections.

 

Comolli présente un tableau désespéré de la situation des images, porté à ses excès par Daesh. Et il craint la mort du cinéma dans sa fonction libératrice. Mais il n'oublie pas ceux qui luttent, avec les images aussi, contre Daesh. Ce collectif syrien par exemple qui diffuse, en s'inspirant des leçons de Godard, d'autres visions du conflit. En mettant en exergue la parole des victimes plutôt que leur image par exemple. En montrant la ville sous domination des tirs de Kalachnikov sans tout montrer, nous renvoyant ainsi à l'imagination d'une existence en guerre.

 

La guerre des images n'est donc pas simplement une guerre de contenus, de messages. Mais une guerre "de formes". C'est dans la forme que l'on trouve peut-être le coeur du combat, car la forme parle à l'inconscient. Tel est le double front d'un art qu'on dirait "engagé".

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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