le blog d'un lecteur toulousain assidu
Quelqu’un qui écrit un avis sur un livre n’a pas à se préoccuper essentiellement de savoir s’il serait « capable de faire aussi bien ». Même s’il écrit aussi par ailleurs. Il écrit en tant que lecteur. Un livre est écrit pour être lu et finalement le lecteur a toujours le dernier mot. C’est pourquoi un écrivain doit se préparer à être jugé.
Mais cela n’empêche pas le chroniqueur ou le critique, que sais-je, de penser à ce qu’il accomplit. Il n’est pas tenu de se comporter en consommateur . Il peut apprécier un texte dans la dynamique d’une oeuvre. Un premier roman est un premier roman et il faut bien commencer . On ne jugeait pas Michel Platini à Nancy comme à la Juventus.
Le livre dont je vais parler ici est un premier roman. Je me lance dans une introduction un peu inhabituelle car il se trouve que le chemin qui m’y a mené est inhabituel. Je connais de très loin l’auteur , qui est un « ami » sur un réseau social. Spirituel et rigolo. Et mon affection lui est quelque peu acquise d’avance au regard d’un caillou dans la chaussure que nous partageons. Après tout l’amitié quotidienne sur les réseaux rapproche t-elle peut-être plus qu’elle ne semble. Ou pas.
J’ai vu qu’il publiait un roman. « Les dégénérés « , de Lucien Blard. Je lui ai proposé de le lire et de dire mon avis ici et là.
Je n’aurais pas eu une chance sur dix mille de lire son roman, noyé dans la profusion des parutions, et la galaxie vertigineuse du patrimoine littéraire. Je ne suis pas certain que le sujet m’aurait d’ailleurs attiré au regard de mes aspirations, si j’avais lu un papier , même positif, sur » les dégénérés« , ou si je l’avais croisé sur un étal, avec sa couverture évocatrice d’ un texte houellebecquien. Ce n’est pas le cas d’ailleurs. Nous n’avons fort heureusement pas droit à du Sous Michel.
En tous les cas, j’ai lu, parce que Lucien B. a été édité.
-J’en profite pour dire, parce que je reçois sur mon mail de blogueur des propositions de texte à faire connaître, comme tous les blogs de cet acabit, que je ne lis pas les auto éditions. Il y a déjà des myriades de livres publiés. Je crois au filtre d’un lecteur . Il ne suffit pas, je suis désolé, de dire « je vaux d’être lu » pour solliciter avec succès un temps volé dédié à la lecture, activité anormale en ce monde. Quelqu’un a dit , je ne sais plus qui, que Kafka ne serait pas édité aujourd’hui au regard des conditions de l’édition contemporaine. Je n’en sais rien. Peut-être, oui, le génie sommeille t-il. Mais il n’empêche que je m’en remets, face à l’immensité, au signal des vigies que sont les éditeurs, en sachant qu’ils ne sont pas toujours épatants non plus.-
Evidemment, le respect du à Lucien Blard, et à tout auteur , implique que l’on dise ce qu’on pense. Sans concession, mais avec la lucidité évoquée plus haut. Je m’y astreindrai, en tant que lecteur . Je ne sais pas si je pourrais faire « mieux » que lui. En tout cas je ne l’ai pas fait. J’ai publié des articles, un essai dans le domaine social, mais pas un roman. Mais ce n’est pas la question posée. La question est posée au lecteur que je suis.
Si j’étais éditeur – un rêve qui n’est pas à ma portée – je me demanderai : « est-ce un écrivain qui a déposé cela ? ». Et d’emblée je réponds oui. Lucien Brard n’a pas été édité par mégarde. C’est un écrivain.
Pourquoi ?
Parce que je n’ai pas lâché le livre, et pas seulement par respect mais aussi envie d’aller au bout de ce voyage. L’auteur parvient à percer cette mystérieuse gangue qui sépare un texte de son récepteur. Percée qui donne envie de continuer et de croire à la fiction qui est proposée. Voilà une première raison de confirmer arbitrairement Lucien Blard comme écrivain. J’imagine que c’est déjà beaucoup, connaissant son tempérament, un peu…
Et puis surtout le roman émeut malgré son orientation drolatique, qui n’est que le remède de l’angoisse du narrateur. ll conte les malheurs d’un enfant obèse, angoissé, mal dans sa peau à notre époque. Malheureux dans sa famille bourgeoise. Du. point de vue narratif de l’enfant en question. Et on partage cette douleur.
Ces deux éléments clarifiés, on peut dire qu’il s’agit d’un premier roman honorable, d’un écrivain en devenir . Qui a beaucoup donné, il me l’a dit, mais on le sent tout de suite, à ce roman. Le lecteur n’est pas non plus tenu d’ignorer le courage qu’il y a à écrire. Même si ce courage ne suffit pas à faire aimer une lecture.
ll me semble cependant que « les dégénérés » a les défauts qu’on peut s’attendre à trouver dans un premier roman. Mais on doit lire toutes sortes de textes. La consommation du « best » désigné ne sied pas de mon point de vue à une aventure passionnante de lecteur . Parce que l’esthétique a indéniablement une dimension comparative. Et Lucien Blard lui-même aura plaisir à se voir s’extraire des limites de son premier opus, quand il grandira comme écrivain.
De quels défauts s’agit-il ?
L’influence, d’abord. Céline, Audiard. L’argot. L’auteur laisse trop transparaitre sa passion pour ces registres de langage qu’il a aimés dans « le voyage… » ou « Mort à crédit », qu’il a savourés dans les interprétations de Blier , Ventura ou Gabin. Seulement, ce fantasme là est plaqué. Sociologiquement plaqué. Les gens dont il s’agit ne parlent pas de la sorte à mon sens.
L’auteur est donc moins convaincant dans les dialogues et monologues nombreux que lorsqu’il laisse le narrateur s’adresser plus simplement à nous, avec un talent descriptif certain, qui est le meilleur de son écriture, avec mention spéciale pour les évocations urbaines. Le fantasme littéraire l’a emporté sur un certain réalisme. C’est dommage, mais ce qui tient tout de même le livre c’est que Lucien Blard manie bien ces registres argotiques, qu’il y loge d’innombrables trouvailles. Mais enfin… Lucien, c’était moins une ! La dissociation menace entre le registre et le fond de l’affaire.
Le registre est tellement insistant, commun aux personnages, qu’il est travaillé durement et que ce travail se voit un peu trop. Un défaut classique des premiers temps. L’idéal pour un livre c’est de laisser oublier son style. Car qu’on le veuille ou non le style est un moyen de toucher une âme. Lucien Blard ne parvient pas encore à ce stade, car sans doute il veut être littéraire, comme en atteste sa radicalité en matière de juste conjugaison. Littéraire dans une veine spécifique, célinienne. Mais littéraire tout de même. La fabrication est donc par trop visible.
Il y avait du risque à écrire avec si peu d’argument de départ. Un enfant malheureux dans une famille bourgeoise, objectivement, il y a plus spectaculaire. Et cependant le roman tient debout. J’y ai décelé aussi une densité sur fond rare qui me suggère l’hypothèse d’une influence possible de Malcom Lowry et son » Au dessous du volcan« .
Le roman touche. C’est bien l’essentiel. Il touche, par la description fort réussie de l’angoisse omniprésente d’un enfant en proie à la vulgarité d’une famille à la fois envahissante et absente, préoccupée par toutes sortes de billevesées sociales, mais inapte à l’amour. Or on ne demande que ça, de l’amour . Le propos dépasse le milieu sociologique des parvenus ou des fins de race. C’est la déception d’un enfant parmi les adultes qui se laisse voir . Et cela, c’est touchant. Malgré bien des égarements graveleux, céliniens aussi, qui personnellement me laissent froid, j’ai partagé le sentiment de perdition d’un petit pré ado mal foutu. Et j’en salue Lucien Blard.