Le récit réel est le genre littéraire contemporain par excellence. Ni autocentré, ni candide sur l’omniscience d’une voix neutre et d’une passivité du lecteur, il tire les leçons des acquis de l’Histoire littéraire.
Il lie le politique et l’intime, sans les séparer artificiellement comme certaines traditions usitées. Il s’interroge aussi, au fil de l’écriture, sur ce qu’est la littérature ; car la littérature dans notre monde n’est plus une évidence et n’a pas d’argument d’autorité à opposer. Il manifeste le désir d’un écrivain d’être dans le monde, sa conscience d’être lié à tout ce qui s’y déroule mais délestée des grands récits ; d’abord soucieux d’y trouver sa place par l’écriture, le partage, attentif à ce que l’écriture représente dans son cheminement personnel, et ainsi dans un rapport de complicité inédit avec le lecteur.
Le récit réel relève nécessairement d’une architecture complexe, errant dans les labyrinthes de l’intime et de l’Histoire, de la recherche, du réel et de la fiction. S’engager dans ce genre c’est sans doute renoncer à la méthode de planification. C’est une forme d’écriture qui après une longue préparation impliquant la dévoration et la méditation, débouche sur une phase d’écriture intense où tout se joue. Le choix du récit réel correspond ainsi à une évolution dans l’œuvre. L’acceptation d’une certaine perte de contrôle devant le roman, et la vie, que confesse Munoz Molina.
Un récit réel comme celui d’Antonio Munoz Molina, avec « L’ombre qui s’en va », illustre parfaitement ces qualités. Plus empreint de gravité que son compatriote Javier Cercas qui brille dans le genre (« Les soldats de Salamine », « Anatomie d’un instant », « L’imposteur »), trois livres sublimes), Munoz Molina se lance à corps perdu autour d’un mystère qui au départ tient en peu d’informations : Martin Luther King a été assassiné.
Pour l’auteur de récit le défi est puissant : comment peut-on être l’assassin d’un tel homme ? Rien de ce qui est humain n’est étranger à la littérature qui se situe par-delà le bien et le mal. Ou plutôt qui plonge en leurs cœurs en laissant à d’autres les enjeux du jugement et de la morale. Il se trouve que l’assassin américain de MLK est passé par Lisbonne au cours de sa cavale. Et Lisbonne compte beaucoup pour Molina. C’est un carrefour où il cherchera à saisir, plus qu’à comprendre, l’assassin. La littérature nous propose ainsi : comment est-on l’assassin d’un tel homme, MLK .
Lire, dit-on, est un supplément de vie. Ecrire aussi. Ecrire c’est raviver le désir. D’une anecdote naissent des voyages dans le monde, une obsession à traquer. Les rédacteurs des récits réels – est-ce fortuit ?- sont des êtres mélancoliques.
Alors le livre sera une restitution sur la fuite de cet homme. Appuyée sur une enquête obsessionnelle. Etre un grand romancier se paie au prix fort. D’un travail acharné et monomaniaque. Molina y a, en d’autres temps, oublié les siens. Mais l’enquête ne suffit pas à la littérature. Elle doit incarner. Aussi le romancier est l’auteur du récit réel. C’est sa capacité fictionnelle qui donne son épaisseur au récit réel, qui n’est pas une chronique factuelle. Il s’agit de se mettre dans la peau de cet assassin, radicalement, d’imaginer ce qui peut l’être en le nourrissant de tout ce qui peut se trouver. Le personnage est idéal à cet effet, car il n’est pas un objet d’étude intéressant pour un essai. Son racisme est tellement viscéral, vissé dans son habitus, que seule la littérature, en approchant son corps, en décrivant son comportement, nous permet de le saisir véritablement.
Il y a tout ce qu’on ne sait pas, les interstices, malgré l’immense enquête que mène Molina à Lisbonne ou aux Etats-Unis. Toute l’entropie aussi, depuis les faits. Et ici le romancier prolonge. La haine assassine de cet homme ne doit pas être laissée à la seule description de ses motivations. D’ailleurs l’auteur n’en parle pas. Il sait que ce serait insuffisant. La description littéraire nous en rapproche beaucoup mieux. Cet assassin raciste n’est pas un idéaliste. Le racisme américain est tellement profond qu’il échappe sans doute aux analyses générales et aux arguments pour le combattre. Son mystère est dans ce que peut offrir la littérature. Par exemple en nous permettant de comprendre comment cet homme, par son apparence, se fantasmait lui-même, issu de la culture américaine de son temps.
C’est la vie du romancier, ses voyages à Lisbonne, qui ont commencé bien avant la découverte de cet assassin, qui vient nourrir le récit réel. Qui fournit le matériau pour combler la distance avec un réel trop lointain, en dehors de la littérature. Le souvenir de l’un, l’auteur, entre dans une matière composite où se mélangent les faits, les pièces matérielles, les dires des témoins, les déclarations de l’assassin.
On en vient à cette impression troublante, dont Emmanuel Carrère parle je crois dans « l’adversaire », d’une proximité entre l’auteur et l’assassin. Ils ont Lisbonne en partage. L’auteur essaie autant que possible de mettre ses pas dans celui du sale type qui a tué la figure de l’espoir.
Mais l’écrivain en revient finalement à Martin Luther King. Celui qui est au bout du viseur à la fenêtre d’un hôtel glauque de Memphis. C’est sans doute la partie la plus belle du livre. Là aussi l’écrivain est une empathie en marche. Mais à la curiosité à l’égard de l’autre radical, la figure du mal, le destructeur, cède l’émotion. On découvre un Luther King inédit, qui vit et pense, dans les heures précédant l’attentat. Un homme d’abord. Epuisé par sa longue quête incertaine. Harassé par la charge de son destin. Un homme dont les angoisses sont perceptibles de par le travail du romancier autour du corps, encore une fois, comme pour l’assassin. Un homme, dépouillé du mythe, et d’autant plus émouvant qu’il est tout de même, malgré ses faiblesses, Martin Luther King. En dépit de son humanité restituée. Ce qui lui imprime sa véritable grandeur.
Une dimension qui n’aura jamais effleuré, autrement que par le danger qu’elle représente, viscéralement, celui qui tient le fusil. Lui n’aura pas lu Munoz Molina. Il lisait des livres aussi, des romans d’espionnage bourrés d’idéologie caricaturale de guerre froide. Il lisait des manuels utilitaristes de développement personnel, fascisants dans leur nature même. ? King lisait la bible, livre d’amour mais aussi de violence. Il la connaissait par cœur. Ce qu’on lit donne-t-il simple forme à votre être profond, ou vous fabrique-t-il ?
Jérôme Bonnemaison