Bruce Springsteen aime l’ampleur . Les grands stades emplis de fans en folie pour des concerts de trois heures, l’océan et le surf, les virées en moto en Californie, les tournées homériques, les traversées d’ouest en Est des Etats-Unis d’un seul tenant en se relayant au volant, les ranchs. Il vit appelé par les grands espaces, comme seul un américain semble pouvoir l’être. Le petit taureau fougueux du New Jersey ne déroge pas avec ses mémoires formidables de six cents pages écrites sur dix ans. De sa main, indéniablement. Une main de song writer éprouvé , douée et hétérodoxe comme celle d’un autodidacte, généreuse, sincère, pleine de capacité d’auto dérision, et riche… de plusieurs décennies, oui, de psychanalyse. Il y a des livres qui annoncent des analyses ou en tiennent un peu lieu, et il y a les livres post analyse. On est dans cette catégorie. Quelle intelligence, et quel immense effort de lucidité. Quelle modestie sans faux semblant. Au passage, il est rare de lire un témoignage aussi beau sur un parcours d’analysé.
« Born to run » est un livre qui a du coffre, comme son auteur. Un gigantesque ampli de la vie tambour battant du BOSS. Une écriture trempée dans les références catholiques de son enfance, une culture dont il ne s’est jamais délesté – tendance passage de l’apocalypse-, qui puise aussi dans le lexique de la libido – ça le chatouille, il ne s’en cache pas – et dans une sorte de panthéisme très américain à la Walt Whitman. Avec une façon de s’adresser très directement à ses lecteurs, à ses fans, comme s’il conversait avec eux dans un bar . Difficile de trouver un type plus attachant. On devient tous « potes » – mot qu’il affectionne – avec BS après l’avoir lu. Et je suis certain qu’il serait heureux de l’apprendre lui qui vit encore tout près de ses quartiers de jeunesse, dans son New Jersey prolo natal.
Comme souvent dans les mémoires, l’enfance est la partie la plus touchante et la plus réussie, ce qui n’est pas le cas dans les biographies. Ca fuse comme dans un Scorcese ! Une enfance dans la classe ouvrière italo irlandaise du New Jersey; juste au dessus du seuil de pauvreté. Bruce en gardera une conscience de classe qui ne fera que s’affiner et sera la grande préoccupation de sa vie artistique, aussi bien dans son oeuvre que dans son comportement ou ses engagements personnels. Plus tard il lira « Histoire populaire des Etats-Unis« , il trouvera sa place dans une lignée de chanteurs de la cause du peuple, avec en particulier la référence à Woody Guthrie, et se dotera d’une conscience politique aiguisée.
Son héritage ce sera aussi une certaine fragilité mentale, de famille, sans doute avivée par un rapport compliqué à un père en souffrance psychique. J’ai découvert ce côté dépressif sérieux du chanteur que je ne connaissais pas du tout. Qu’il a pu stabiliser et dont il parle avec une grande sincérité, mais aussi de la pudeur . Les super héros aussi font des crises d’angoisse. Qu’ils le partagent avec nous ne peut que nous consoler.
La vie du BOSS c'est le rock et elle se superpose à l’Histoire du rock presque parfaitement. Elle change quand un jour ce type, Elvis, passe à la télé avec son déhanché obscène, tandis que Bruce est pré ado. Plus rien ne sera comme avant. Un tsunami culturel dévaste les Etats-Unis puis le monde. Et Springsteen est toujours sur la vague. Il saisit de suite qu’Elvis est l’écho de la musique noire et de Chuck Berry, et jamais, comme ses modèles les Stones, il ne séparera le rock d’un certain esprit soul. Le duo formidable qu’il symbolisera avec le « big man », Clarence, Saxo du E Street Band, en sera la manifestation vivante durant des décennies.
C’est de toute une vie que nous cause le BOSS et ça part dans toutes les directions. On cause par exemple de la manière dont il a évité de sombrer dans l’alcool et les addictions, et pourquoi – le contre modèle du père-, et une conscience de la nécessité de laisser une oeuvre. Au passage on a droit à de belles phrases, comme :
« le tout est possible c’est du vide-en-smoking ».
Mais on en apprend aussi énormément sur la production d’un disque, l’écriture d’une chanson, l’adaptation à la popularité, ou sur les dynamiques au sein d’un groupe de musiciens. D’ailleurs, Bruce, le type de gauche affirmé, assume parfaitement ne pas appliquer la démocratie dans l’art. Il est Bruce Springsteen, il écrit ses chansons. Il est entouré d’un groupe, la plupart du temps le E Street Band. Il travaille avec eux de manière ouverte, mais il garde la main. Il a décidé cela un jour et n’ a plus dérogé. Ca a globalement fonctionné.
Un livre riche comme un set de rock’n roll d’un groupe mythique. Le plus marquant c’est cela : le rock et puis c’est tout les gars. La montée vers la gloire mondiale, qui pointe dès le milieu des seventies et explose avec « born in the USA » sera lente, progressive, empruntera la voie bien connue des premiers groupes où l’on tâtonne, l’on se forme; et parfois on trébuche, il y a des années noires aussi. Mais à aucun moment il n’a semblé douter une seconde de sa vocation. A compter du moment où le gamin un peu rêveur, narcissisé par l’amour enveloppant de sa mamie, a attrapé une guitare, c’était terminé. Ca devenait le sens de sa vie, le seul possible, celui aussi qui lui a longtemps permis de fuir – » run »- ses démons et sa trouille de devenir adulte et papa.
Le rock c’est sa passion totale. Il s’y est totalement immergé, apprenant son métier peu à peu, et conquérant son public sur les planches. Springsteen est un fondu de musique. Il écoute tout le temps de la musique, il connaît tous les petits groupes du monde, peut dire qui est le bassiste. Il s’est ruiné plusieurs fois en passant son temps à remixer un album, à le rejouer , pour atteindre le son qu’il voulait. Chaque album a été le fruit d’une longue maturation artistique, consciente, profonde. Le rock est une affaire sérieuse, sacrée. C’est aussi pour Bruce le moyen d’un lien profond avec les êtres. Il définit même un groupe de rock comme la démonstration que le tout est plus que la somme des parties. « 1 + 1 = 3″.
Ce qui vibre, c’est une onde puissante, et dont on ne peut plus se passer quand on y a goûté, avec les musicos, le public. Sa seconde femme sera sa comparse de scène Patti Scalfia. Le livre s’appesantit énormément sur les péripéties humaines de la carrière, les séparations, les compromis à trouver , les retrouvailles et brouilles, autour de la musique. Tout cela a profondément marqué le chanteur qui parfois nous entraîne très loin dans les détails, comme si on était de son entourage et qu’il se justifiait auprès de nous de ses choix qui l’ont beaucoup culpabilisé ! Il semble ne jamais vraiment avoir réussi à surmonter les contradictions entre les exigences de l’amitié, de la loyauté, et les bifurcations que réclame l’instinct artistique. Il a fait avec, aussi bien que possible. En limitant les dégâts et en gardant le cap de sa passion justifiante en ce monde.
Il y aurait tant à dire, mais avant tout on découvrira un gars venu d’un trou industrieux, qui a réalisé ses rêves et a voulu les conjuguer avec des convictions trempées dans l’idée d’une certaine amérique laborieuse toujours vivante. Celle de l’aile marchante du New Deal autrefois, qui se lève aussi avec Bernie Sanders. Une amérique du travail, qui aime son pays parce qu’elle le bâtit d’abord, et s’y bat difficilement pour s’en sortir. Une amérique solidaire, qui refuse le piège du conflit « racial » ou « sociétal » – n’oublions pas l’engagement de Springsteen avec « Streets of philadephia« , car elle sait qu’il sert à repousser toujours la question sociale ardente. La soeur de Bruce a été simple employée à K Mart, caissière. Avec son mari, elle est l’héroïne anonyme de la chanson « The river« , exemple magnifique de cette capacité de Springsteen, qu’il dit dans le livre rechercher précisément, à pointer l’émotion que suscite le carrefour de l’intime et du fleuve de l’Histoire. Le BOSS est un chanteur engagé, oui. Mais c’est d’abord sa puissance artistique hors norme qui permet aux mots de résonner dans les centaines de milliers d’âmes qui l’ont écouté. On Fire.