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11 janvier 2017 3 11 /01 /janvier /2017 23:04
Tout Nous, « Nous », de Tristan Garcia

C’est un superbe essai de pensée dialectique que livre Tristan Garcia en s’interrogeant sur le « Nous » en ces temps de crispations identitaires. Un « Nous » indiscutablement politique, puisque le postulat de départ est que l’homme est un animal politique. Les conditions de formulation du « Nous » ont changé avec le temps et il est bien temps de savoir où « nous » en sommes. Pour ceux que la dialectique rebute, et qui préfèrent les sentences confortables unilatérales, il faudra passer son chemin ou passer d’abord par une ostéopathie de la pensée.

 

 

En reconnaissant de facto une certaine pertinence à la fameuse distinction Schmidtienne, ultra réaliste, selon laquelle la politique consiste à distinguer les amis des ennemis, l’essai part du constat de la variation permanente du nous comme principal objet de l’action politique. Dire qui est le nous, prétendre que ce découpage du nous est le bon, pour pouvoir ensuite dire que le nous a raison contre vous est le geste inaugural de la politique.

 

 

Le nous est cependant parcouru de contradictions et de déchirures. Il se divise inéluctablement. Le XXème siècle a vu toutes les minorités faire émerger un nous attaché à de la fierté. Proud to be black. Gay Pride. Girls run the world ( je sais que les femmes ne sont pas une minorité).

 

 

Le nous peut être national. Il faut ici remarquer une spécificité de la République française, qui ne dit jamais « nous », comme la république américaine qui dit « we, the people ».. Cela renvoit aux écrits d’Hannah Arendt sur les révolutions française et américaine, dont Garcia ne parle pas, mais où elle exprime sa préférence pour le modèle radicalement constituant de la révolution américaine, voyant un peuple se créer explicitement en corps politique. Ainsi la tradition française introduit-elle un malaise au cœur de l’Etat-Nation. Quand les américains revendiquent, ils s’appuient sur leur Constitution. Les français, qui pourtant sont tellement attachés à l’Etat, au cœur de leur identité nationale, revendiquent contre lui. La constitution française parle du «  peuple », de lui et non pas de nous. Beaucoup de différences en découlent.

 

 

Certains voient l’Histoire comme une extension inéluctable du Nous. C’est la logique des antispécistes et des post humanistes. Mais le nous, en s’étendant, se divise. Le moi lui-même, d’ailleurs, est divisé en nous. Comme le soulignent les topiques freudiennes. Et surtout, le nous se cherche des frontières, car :

 

« quand nous c’est tout, ce n’est plus nous ».

 

 

On peut refuser les logiques identitaires. Dire Je. Comme c’est mon cas. Mais cela ne doit pas laisser croire qu’il est possible d’échapper politiquement à un Nous. Car chacun est quoi qu’il en soit, dans sa vie sociale, défini à partir de catégories qui le renvoient à un nous. Nous les salariés. Nous les noirs. Nous les chômeurs. Nous les athées. Nous les musulmans. Nous les femmes. Nous les végétariens. Nous les familles recomposées. Nous les locataires. Nous les fonctionnaires. Nous les cadres. Nous les mecs. Le plus farouche des anarchistes individualistes doit bien accepter que le Je a toujours un « fond de nous ». Mais on peut toujours prétendre, ce qui complique la situation, qu’il y a « des nous d’intérêt, des nous d’idée ». C’est la vieille querelle entre l’idéalisme et le matérialisme philosophiques. Et elle mérite et a mérité en elle-même des babel de papier.

 

 

Chacun est donc ramené à un travail « de découpe ». On découpe des plans, on s’y situe, on les range. Doit-on « stratifier les plans », les ranger (comme le faisait Jean Marie Le Pen) en cercles concentriques  (je préfère mon voisin immédiat à celui un peu plus loin et je continue) ? Doit-on évoquer des nous de circonstance ? Et ici Garcia aurait pu citer Lénine et Clara Zetkin utilisant l’expression « marcher séparément mais frapper ensemble » aussi bien pour le front unique des organisations ouvrières que pour les féministes. C’est l’objet primordial de la politique.

 

 

Les découpes se croisent en nous. D’où le concept plutôt récent d’ « intersectionnalité » des appartenances, dont la « paternité » revient à un article de Kimberlé Creenshaw en 1989. Cela implique qu’une position de force dans un champ peut se combiner avec le fait de dominer autrui dans un autre champ. Flora Tristan disait déjà que l’homme le plus misérable peut encore dominer son épouse.

 

 

Tristan Garcia propose de s’y retrouver un peu en utilisant la métaphore des calques. Chacun de nous use de calques et les superpose. Par exemple un calque national sur un calque ethnique, en Afrique ou dans les balkans. Ou le contraire. Nous nous séparons notamment par les priorités que nous donnons à ces calques, par le « calque de fond » que nous choisissons. Les marxistes prennent la classe sociale, « en dernière instance ». Cette réalité sociale des calques doit nous conduire à faire le deuil de l’ « omnitransparence de l’espace social ». Car évidemment à chaque fois qu’un calque sera posé, il aura vocation à être lui-même recouvert. Si je pose le calque « maoïste  je m’expose à voir une minorité la recouvrir du calque « canal historique ». Si je pose le calque « femme », je m’expose à être recouvert du calque « noire », ou « homosexuelle », ou bien d’abord du calque « homosexuelle », puis du calque « noire ». Le calque de fond est donc très important, mais notons qu’il s’expose à être très recouvert. Il couvre pourtant l’arrière plan le plus large. Ainsi nous arrivons à une leçon essentielle :

 

 

plus un nous est large, moins il est intensif (les « romains » au moment de l’apogée de l’Empire par exemple), plus il est étroit plus il est intensif (les membres d’une secte).

 

 

Tristan Garcia a recours à l’Histoire pour dégager les conditions d’une crise générale des classifications, dans laquelle nous sommes saisis aujourd’hui.

 

 

Une tendance historique de temps long a fait que les espèces, considérées comme des natures, sont devenues des processus. Ainsi l’évolutionnisme a remplacé le surgissement de l’Homme, séparé de toute la nature, par une hominisation progressive. Cette logique conduit aujourd’hui à la controverse antispéciste. Le Nous irait-il plus loin que l’humanité ? Plus loin, plus vite, plus haut, avec le post humanisme ?

 

 

La notion de genre, qui séparait hommes et femmes, a été bouleversée elle aussi. D’abord pense Garcia par la distinction scientifique entre sexe génital et sexe génétique. Dès les années soixante, la science débusque des XX mâles et des XY femelles. L’idée d’un continuum émerge, et la philosophie politique s’en empare, avec par exemple « trouble dans le genre » de Judith Butler. Ce sont les intensités qui remplacent peu à peu les identités figées.

 

 

Les catégories sociales ont elles aussi été bousculées. Comme le genre. « Ce que l’androgyne a représenté pour le genre, la classe moyenne l’a incarné pour les classes ».

 

 

L’âge lui-même a été désorienté. Et l’on voit aujourd’hui un homme de 105 heures aller plus loin que moi en une heure de vélo.

 

 

 

Au delà de ces constats historiques, une loi générale est incontestable : l’extension du Nous se heurte inévitablement à l’exception qu’elle rencontre. C’est pourquoi à partir du moment où la liberté de dire nous est possible, les espèces, les genres, les classes sociales, semblent se décomposer, se recomposer.

 

 

On peut ainsi se demander si les catégories, tellement fragiles et contestables, ne sont plus seulement des outils stratégiques plutôt que des croyances solides. On joue parfois avec le feu pense l’essayiste. Quand les adeptes du « décolonial » utilisent politiquement le mot « Blanc » pour révéler le racisme, ils créent eux-mêmes une catégorie qui risque de s’enraciner et de reproduire une vision du monde qu’ils disent récuser.

 

 

Tristan Garcia réfute autant un certain idéalisme qu’un réalisme à tout crin, en ce qui concerne le devenir de « nous ».

 

 

Pour les idéalistes, le « nous » n’a pas de limite a priori. Puisque l’on choisit possiblement son nous. Cette tradition, qui puise aussi bien dans la foi chrétienne que dans la pensée asiatique, comme dans un certain évolutionnisme ou dans la période messianique du marxisme, se heurte à la loi générale qui veut qu’un nous suscite d’autre nous, mais aussi qu’un nous suppose une circonférence pour se dire nous.

 

 

Les réalistes, dont le premier fut l’Historien Thucydide, et dont on peut citer bien des héritiers, jusqu’à Chantal Mouffe, la théoricienne favorite de la gauche antilibérale européenne de nos jours, un nous s’étend, suscite d’autre nous, qui s’étendent, puis s’effritent. Les Empires succèdent aux autres Empires. La lutte succède à la lutte. Les nous affronteront toujours les nous. La version sombre de ce réalisme est que le nous a besoin d’ennemis pour se définir, pour externaliser l’énergie négative qu’il produit en son sein.

 

 

Pourtant pense Garcia, même dans la domination il y a du Nous. Les esclaves étaient des hommes. Non des hommes libres mais des hommes tout de même. Ainsi, « ce qui permet la domination », à savoir le fait de distinguer « eux » en « nous », est précisément ce qui condamne la domination à terme. Cette tension devenant insupportable.

 

 

Ainsi, ne cédons pas à la pensée facile. Les identités sont indestructibles (ou plutôt l’existence d’identités), et la lutte contre les identités est tout autant inscrite dans la dynamique des identités elles-mêmes.

 

 

Nous vivons aujourd’hui un temps de crispation grave des identités. Peut-être débouchera t-elle sur une période plus violente encore. Mais la réflexion de Tristan Garcia incite à l’espoir. Dans la division la plus violente, le Nous se prépare sans doute. On en revient sans doute à Hegel, curieusement jamais évoqué dans le livre, à ses thèses et antithèses, sauf qu’on ne croit plus à la Synthèse finale.

 

 

Dans une belle conclusion, l’auteur se demande si cette vision partagée d’une Histoire dialectique justement, en se propageant, donc en unifiant des visions du monde, en affirmant la reconnaissance de ce qui a été vécu par chacun, des luttes et de leur signification, de leurs limites, n’est pas le ferment d’un futur nous capable de nous sortir de cette ambiance de guerre des identités.

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commentaires

E
Le nous comme identité colective subie et/ou choisie.<br /> Le je reste le produit d'une éducation en perpetuelle construction face à un nous à géométrie variable (hiérarchie identitaire ou recherche de nouveaux repères)?<br /> l'homme peut-il encore "être ce qu'il aura d'abord projeté d'être" ?
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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