Pour l'écrivain et psychanalyste Jean Bertrand Pontalis, écrire, se constituer durablement comme individu, l'un et l'autre, l'un avec l'autre, était se placer et cheminer sous l'ombre des songes, le songe des ombres.
C'est ce qui ressort de ce recueil, tardif dans sa vie, de textes intitulé "La traversée des ombres". Une rêverie littéraire inaugurée, comme une séance de psychanalyse s'accroche à un mot, par la fascination pour l'étrange étrangeté d'une expression :
"Ombres portées".
Cette rêverie littéraire, relancée par la simple présence d'un arbre parfois, évoque une ambivalence de l'ombre. Est-ce elle qui porte ou la porte t-on ?
Ce sont parfois nos fantômes, les ombres, qui paradoxalement nous donnent une consistance. Un homme sans ombre est un homme sans vie. L'ombre, c'est ce qui nous nourrit ou nous accable. C'est, pour Pontalis, l'inconscient avant tout.
A quel point sommes-nous portés par les ombres ?
" Combien de fois me suis-je surpris à parler avec la même intonation que mes maîtres (... ) Dans ma soumission à eux ou dans ma rébellion, ils sont là, mes anciens, mes disparus. Je m'adresse à eux,les réunis, les sépare, je suis parlé par eux ".
Le recueil de textes de Pontalis associe. Comme une séance. L'ombre conduit au deuil. Si le deuil fait de nous "l'ombre de nous-même", la mélancolie, elle, est le règne absolu de l'ombre. L'endeuillé sait ce qu'il a perdu, le mélancolique n'en a même pas idée.
Nos fantômes, l'armée des ombres, nous les rencontrons dans les rêves souvent. "La traversée des ombres" est avant tout une célébration, encore, du rêve, de son caractère protecteur, qui unifie le sujet.
"Le rêve ignore le néant".
Nous rêvons parfois de "nos morts". Pontalis remarque d'ailleurs que vivants ils n'étaient jamais qualifiés comme les nôtres. Ils ne nous appartiennent que morts, les autres. Et de nous narrer des cas touchants et dangereux d'amis ou de patients qui ont transformé leurs vies en mausolées.
Les rêves, matière privilégiée de l'analyse. Freud les a sortis du romantisme, il en a fait des rébus. Pour Pontalis, il est essentiel de creuser le filon de la parenté entre pensée et rêve, trop opposés.
Il est possible que le rêve soit proche de la forme originelle de la pensée. Que sa subsistance soit une trace de l'apparition du psychisme à travers l'humanisation.
Peut-être, et Freud l'a a peine évoqué, l'inconscient a t-il été la première forme de pensée.
Peut-être la pensée, à l'origine, a été une simple impression d'objets.
Et Pontalis de se réclamer de Merleau Ponty qui opposait à Sartre l'idée d'une pensée qui ne se séparerait pas radicalement de la perception.
Et puis il y a ceux qui refusent l'ombre.
D'abord Pontalis évoque Platon, celui du mythe de la caverne. Lycéen on applaudit à celui qui sort les hommes brutalement de la caverne. Plus tard dit Pontalis on s'interroge sur la violence du geste et ses conséquences. Et puis Pontalis nous parle longuement du peintre Mondrian et de l'évolution de son oeuvre vers le dépouillement. Sa peinture lui apparaît, comme toute une littérature des métamorphoses, révéler un refus des séparations qui caractérisent la vie. Telle que la séparation du jour et de la nuit. Telle la séparation sexuée. Telle la séparation entre l'homme et l'animal (sans cesse remise en cause chez Ovide). L'abstraction picturale ne laisse pas la part de l'ombre.
Le refus de la condition humaine.
C'est une attitude que Pontalis reconnait en de multiples figures, dont celle, si émouvante et troublante, du Bartlby de Melville qu'il analyse longuement.
Vivre, penser, c'est traverser les ombres. La psychanalyse est un réverbère qui porte un halo de lumière sur l'obscurité qui reste l'obscurité. Tant mieux. La philosophie qui d'abord attira le jeune Pontalis prétendait faire la lumière sur tout, par le concept, qui classe, range, comme Mondrian, éliminant les ombres. En vieillissant Pontalis a préféré vivre au coeur du vivant, du sexué, de l'incarné. Là où il y a des ombres. Là où j'ajoute, on n'a pas peur de son ombre.