Si l'anthropologue Eduardo Kohn, qui signe ce livre profond, doté d'un titre qui n'a rien de métaphorique, « Comment pensent les forêts », a vu la trilogie du « Seigneur des anneaux », il a du afficher le large sourire du sentiment analogique. En effet, les hommes y gagnent une bataille majeure contre le Mal grâce à l'intervention des arbres géants qui admettent que leur sort et celui de cet humain qui les abîme sont indissociables.
C'est bien de la nécessité d'explorer une continuité entre l'au- delà de l'humain et l'humain, que le chercheur nous parle, considérant que certains aspects que nous pensons proprement humains, ne naissent pas de rien, mais sont prolongement d'une « pensée vivante » qui commence avec le vivant. Nous ne décelons pas d'anti spécisme vulgaire chez cet auteur, cependant, mais l'idée, partagée avec les indiens côtoyés au très long cours, que l'humain ne se conçoit que dans « une écologie des Sois » qui intègre l'humain et le dépasse.
En décrivant des scènes simples de la vie quotidienne à Avila, à la lisière andine de l'Amazonie équatorienne, Eduardo Kohn, en observant des moments de chasse, des récits de rêve, les rapports que les « runa puma » d'Avila instaurent avec leurs chiens, l'utilisation d'un langage fondé largement sur l' « indiciel » (quand un mot se rapproche du bruit naturel du phénomène évoqué), l'auteur théorise une anthropologie qu'il qualifie d' « au delà de l'humain ».
C'est que cette forêt, celle des « hommes jaguars », colonisée très tôt pourtant (l'animisme en intègre fortement les traces, les esprits maîtres étant blancs), multiplie les interactions entre homme et animal puisque aucune nourriture n'est achetée à l'extérieur de la zone. C'est le lieu privilégié d'observation, auprès d'un peuple animiste, de relations qui ont commencé avant même la survenue de la communication humaine. Une première frontière éclate d'emblée, celle entre nature et culture, qui n'a pas de sens ici.
Le livre nous invite à considérer que la pensée n'est pas le monopole de l'humain. Il existe d'autres formes de pensées, dont émerge la nôtre. Le début du livre fâcherait sans doute un lacanien, pour qui l'humain est langage par dessus tout
En allant débusquer ce philosophe, Charles Peirce, l'auteur insiste sur le fait que la sémiologie excède l'humain. En réalité, toute vie est « intrinsèquement sémiotique », elle informe, elle est interprétée. Les habitants d'Avila passent beaucoup de temps à penser dans la perspective des autres Sois. Il s'ensuit par exemple qu'ils sont très attentifs à leurs propres rêves, aux songes de leurs chiens, et se lèvent la nuit pour commenter, comme sur un divan de la Mittle Europa, les associations qu'il y ont trouvées.
La forêt est forêt de signes. En reprenant les concepts de Peirce, Eduardo Kohn évoque les signes premiers que sont les icônes (la ressemblance à un phénomène), et les indices (le signe que quelque chose qui s'est déjà passé peut se passer). La faculté de représentation existe ainsi au delà de l'humain. Un singe laineux qui entend un palmier craquer réagit, il bondit. Une chaîne de sens se met en place, pensée vivante. Nous sommes aux antipodes de l'animal machine de Descartes, d'un monde où les fins seraient dictées de l'extérieur. Ce monde enchanté là est composé de Sois produisant des Signes, des représentations,, des interprétations. Le futur est donc présent, sans cesse, dans le présent. Le monde des esprits, que l'on rejoint dans les songes, est une fenêtre sur le futur, à travers les présages.
Le monde est constitué de Sois. La difficulté est de concilier cette conception avec la prédation. Ainsi, si un jaguar vous regarde, il faut lui renvoyer ce regard, ou bien il vous voit comme viande déjà morte , « Cela », et non comme un autre Soi. .
La pensée de l'avenir n'est pas monopole de l'humain. Mais le passé, les morts, les lignées interrompues sont aussi présentes à cette pensée vivante. Au regard du darwinisme, un tamanoir emprunte aux formes des tamanoirs passés, et aux tamanoirs non sélectionnés. Dans ce monde, la vie et la pensée vont au delà de la mort, puisqu'elles informent. Quand nos pensées vivent dans l'esprit des autres, c'est un peu de nous qui survit ailleurs. Ce que les philosophes stoïciens, qui nous consolaient en prétendant que nos vies minuscules trouvaient leur écho dans l'immensité infinie du cosmos et de l'avenir, disaient aussi. En observant l'Amazonie, c'est notre rapport aux générations futures qui est inévitablement questionné.
C'est peut-être ce que François Mitterrand a voulu signifier avec son fameux et sibyllin : « je crois aux forces de l'esprit, et je ne vous quitterai pas ».
Le langage des runa puma est instructif car basé souvent sur de l'indiciel. Ainsi quand une pierre tombe dans l'eau on dit ' « tsupu » qui évoque le son de l'entrée dans l'eau du minéral. On se tient ainsi tout près du signe indiciel qui sert aux animaux. La continuité entre l'humain et l'animal se manifeste au mieux, le dualisme radical n'a pas été entériné.
J'aime particulièrement un beau passage, sans doute pudique, car l'auteur nous dit semble t-il ce qui le motive, intimement, dans sa recherche. Ce monde amazonien lui paraît une antidote aux crises d'angoisse. Qu'est ce qui se manifeste dans la panique sinon la séparation induite par la capacité symbolique de l'humain ? L'angoisse est le produit de « la pensée symbolique qui s'emballe ». Elle se ressent comme une aliénation, une incapacité à être ici et maintenant, localisé. Un sentiment de désarrimage qui conduit au malaise.
Et l'auteur de trouver cette belle formule anti cartésienne :
« Je pense, donc je doute que je suis ».
Il raconte avoir vaincu une panique en observant un oiseau. Ceci l'a conduit à interpréter de l'iconique, à revenir à une pensée en continuité avec le monde, connectée avec une réalité plus large grâce à une sémiologie non séparée de celle de l'ensemble du vivant. Les sophrologues apprennent aux angoissés à revenir ici et maintenant. C'est ce que favorise l'ontologie d''immersion constante des peuples animistes. Ici, le lacanien que j'évoquais plus haut, fâché quand il lisait que le langage ne fondait pas l'humain, se ranime peut-être en constatant qu'il est reconnu que la pensée symbolique engage un deuil douloureux par la distinction entre signifiant et signifié. Que l'humain est celui qui sépare les mots et les choses. Mais l'anthropologue nous indique que l'humanité a su lisser ce clivage .
On peut se demander si tout anthropologue ne cherche pas avant tout à apaiser en lui, par son mode de vie oscillant entre partage d'expériences et spéculation abstraite, un esprit tiré vers le théorique. E . Kohn esquisse ici une anthropologie thérapeutique, en même temps que politique. Car bien évidemment, ce qui est en cause, c'est notre attitude face à l'Anthropocène, cet âge du retournement où après avoir domestiqué la nature, l'Homme en devient le moteur par son mode de vie singulier.
Ce qui ne peut pas être appelé ici une « culture », puisqu'elle s'enchâsse dans la nature, efface ainsi un clivage, nous rappelle que nous ne pouvons être humains que dans la continuité d'une globalité vivante. En l'écrasant sans l'écouter, nous risquons notre assise. « Runa puma » signifie « personne jaguar ». Les humains de là bas se qualifient de « personne ». Un Soi pareil à un autre Soi, en communication profonde avec lui.
La richesse de ces gens qui semblent si pauvres, c'est bien une très enviable fluidité de la vie.