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21 septembre 2017 4 21 /09 /septembre /2017 19:32
Ancrés nous sommes libres et possiblement fraternels - "L'enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain", Simone Weil

"L'enracinement",écrit dans l'exil londonien et combattant,,à la fin de la vie de Simone Weil, est un remède au prurit identitaire borné et vindicatif qui nous empuantit. 

 

L'incroyant que je suis n'a aucun mal à admirer la puissance de pensée de cette mystique chrétienne (et nettement platonicienne, quand elle ne cesse de dire que le bien s'unit avec le beau, le vrai et la justice. On croirait entendre l'ancien gnostique St Augustin). Elle qui ne se cache jamais, a toujours, dans une époque de tant de fourvoiements, choisi les chemins les plus nobles. Tous les chemins mènent à Rome (qu'elle détestait pour avoir souillé le christianisme en le mariant à l'Etat) et si je n'emprunte certes pas les mêmes camps de base, je me retrouve, souvent, au bout du compte, à ses côtés dans les conclusions. Mme Weil ne triche pas. Elle ne masque pas ses inspirations religieuses. Elle joue franc jeu et ose penser, contre d'autres chrétiens si nécessaire, avec et contre Marx. Cela mérite un immense respect, conduit à la lire avec la plus grande attention, et à aller au delà des préjugés tenant à des différences de source philosophique.

 

Dans ce livre, elle anticipe la nécessité de reformuler une philosophie politique pour le monde et la France libérée. C'est un "prélude" à une déclaration universelle, qui retourne sans cesse au passé, plus ou moins long, parfois à l'immédiat avant-guerre, parfois à travers de longs parcours dans l'Histoire de France ou de la culture européenne. Proche de son décès, elle réalise ici une sorte de testament philosophique, et le livre se porte en de très nombreuses directions, saluant la civilisation occitane disparue, critiquant l'esprit cornélien, évoquant les conditions d'une politique culturelle démocratique avec cette belle phrase :

 

"ce qui rend notre culture difficile à communiquer au peuple (...) c'est qu'elle est trop basse (...) La vérité illumine à proportion de sa pureté". 

Les adeptes hypocrites de la vulgate qui édulcorent la culture, les yeux sur l'audimat, devraient lire cela.

 

Sa réflexion commence par une énumération des "besoins de l'âme "humaine. Ces besoins ne se déclinent pas en droits, comme l'ONU y pourvoira, en se référant à la révolution française, mais en obligations, ce qui découle de la foi de Mme Weil, mais se fonde sur une logique rationnelle aussi. Ce primat de l'obligation est une grande originalité de pensée. Qui affirme des droits ne crée pas de devoirs nécessairement. Qui affirme des obligations envers autrui, pour sa part, crée des droits. La notion de responsabilité est au centre de la pensée de Simone Weil, et les mots qu'elle emploie pour citer les besoins humains peuvent surprendre chez une femme dont on sait la proximité avec la gauche radicale de son temps.

 

Mais il ne faut pas en rester aux mots et on doit entrer dans les contenus philosophiques; Parmi ces besoins il y a ainsi l'ordre, qu'elle oppose au chaos violent et source de précarité, il y a la liberté qui se combine avec la hiérarchie et même le besoin d'obéissance. Il y a la responsabilité, l'égalité, le châtiment (la concrétisation de la justice et le moyen de réintégrer celui qui a fauté), l'honneur, la liberté d'opinion et d'expression (sans aucune restriction)., la sécurité, le risque aussi (elle n'aimerait pas le risque zéro, asséchant la vie humaine), les propriétés privée et publique se combinant, la vérité, et surtout l'enracinement.

 

La définition de l'enracinement, sans doute inspirée par les douleurs de l'exil, est magnifique, elle propose une voie vers l'identité, tout à fait alternative à celle que défendent les identitaires de tous acabits :

 

" Participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir".

 

L'humain a besoin d'un "milieu vital" nourricier, sur le plan intellectuel, spirituel, culturel. 

 

L'enracinement est le besoin le plus méconnu, et pourtant essentiel. Appartenir à une filiation, se nourrir des richesses du passé, les méditer, reformuler leurs leçons,  c'est avoir simplement les pieds sur la terre ferme et pouvoir avancer sans trembler. Qu'est ce qui déracine ? Comme le Karl Polanyi de "la grande transformation", Simone Weil voit la marchandisation comme un grand arrachement, une séparation. Le travail en particulier, est désenchassé de la vie pour devenir une marchandise. La culture subit le même sort, elle devient utilitariste. Qui pourrait retrancher un mot à la phrase suivante ?

" Le prestige de la culture est devenu exclusivement social".

Simone Weil évoque déjà les étudiants instrumentalisant le savoir pour réussir des examens, loin de toute ambition spirituelle véritable.

" La culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs".

 

La modernité capitaliste à déraciné les peuples, les a livrés au fanatisme et à l'"idolâtrie". Ce sont ainsi les peuples déboussolés qui s'en remettent aux projets totalitaires (on pourrait constater la même chose en France aujourd'hui. La crise sociale devient une crise nationale, une crise politique, et l'extrémisme en profite).  En Allemagne le déracinement a conduit à Hitler, en France à l'apathie. Mais le monde entier est frappé, à travers l'expérience coloniale qui a déraciné les peuples. Simone Weil prédit déjà que la renaissance de la France se heurtera à la colonisation, et qu'il faudra trancher cette contradiction.

 

Le déracinement a atteint le mouvement ouvrier qui devait transformer la société. La culture ouvrière a été marquée, déjà, avant même la société de consommation, par la marchandisation. Alors d'où peut-on espérer des germes de renaissance ? De la participation de la France à la guerre. C'est dans la résistance et la France libre que l'espoir d'un enracinement nouveau peut naître. La France libre a une mission guerrière et politique.

 

Simone Weil évolue dialectiquement entre pessimisme total et optimisme humaniste. Si elle n'a plus d'espoir dans les organisations du salariat, elle qui a travaillé en usine, elle considère aussi avec espoir qu'"il n'est pas au pouvoir d'un homme d'exclure absolument toute espèce de justice des fins qu'il assigne à ses actions. Les nazis eux-mêmes ne l'ont pas pu".

 

C'est peut-être de son passage en Espagne révolutionnaire que Mme Weil a retiré une philosophie politique flirtant avec l'anarchisme, et reconnaissant en même temps la nécessité d'un ordre consenti, le désordre livrant à l'insécurité et privant de liberté. La liberté radicalement conçue est une valeur cardinale qui se marie avec cette conception de l'ordre. Elle semble surgir de cette Barcelone des milices auto disciplinée, sous forte influence libertaire, dans laquelle elle a beaucoup appris (et qu'elle n'évoque pas ici). Elle met au premier plan la liberté d'expression la plus échevelée mais l'oppose aux propagandes collectives qu'elle a eu le loisir d'observer dans les années écoulées.

Comme Hannah Arendt, elle voit la pensée comme un acte individuel. Les collectifs ne pensent pas. Il faut défendre la pensée et l'intelligence. Mme Weil va jusqu'à vouloir interdire les partis politiques car ils ruinent la pensée individuelle (ce qu'elle a développé dans une "note" particulière, qui a aussi été éditée). 

 

Les partisans présents du revenu universel, qui négligent le pouvoir lié au travail, devraient méditer la pensée de Simone Weil sur le travail, qu'elle lie au besoin fondamental de responsabilité. Elle est une des premières, bien avant les années 70, à prendre conscience de l'aspect avilissant et destructeur du chômage, "privation complète", "même s'il est secouru". Le chômeur n'est "rien dans la vie économique" et donc rien dans la vie politique. Le travail doit permettre d'être dans la division du travail social et de "s'approprier par la pensée toute l'oeuvre de la collectivité". La désaliénation du travail est donc un impératif (ce qu'elle appelle la lutte contre le "déracinement" du salariat, car dans la société capitaliste :

 

"La conscience professionnelle est simplement modalité de la probité commerciale".

 

Mme Weil donne parfois dans l'utopie éculée, elle décrit la société ouvrière future dans les détails, à la Fourier. C'est bien candide mais parsemé d'éclairs de génie. Etrangère à la laïcité à laquelle j'adhère,  elle propose pour la place de la religion dans l'éducation publique une solution lumineuse. Elle demande que les religions soient approchées à travers l'histoire religieuse, comme des étapes de la pensée humaine qui ont compté, en laissant de côté la question de la foi. Ainsi sortira t-on les religions du registre des affrontements politiques, pour les considérer comme on voit la beauté des cathédrales. C'est une conception qui mérite de trouver sa place à notre époque. 

 

Cette idée est cohérente avec sa vision de l'enracinement. Si je suis enraciné dans un collectif, des traditions de pensée, des intuitions de l'avenir (liberté, égalité, fraternité par exemple), je ne dois pas considérer que je suis supérieur à quiconque, et je dois, en partant de mon ancrage solide, aller vers les autres. Pour cette chrétienne, la notion de "France éternelle" est un blasphème. La France "n'est pas Dieu", elle s'est fourvoyée, et recommencera. C'est un processus historique particulier, parmi d'autres. J'y suis mais cela ne me donne aucun droit sur les autres. Je suis tombé là et je suis de là. Je dois le considérer car c'est parce que chacun "a un génie propre" qu'il peut échanger avec les autres. Simone Weil pense un patriotisme assaini, en pleine guerre mondiale, articulé avec la fraternité universelle.

 

En France le déracinement a été favorisé par l'Etat, depuis Richelieu. C'est ici une parenté de la pensée de Weil avec les libertaires. "L'Etat est une chose froide qui ne peut pas être aimée". La nation, c'est l'Etat en France (et donc aujourd'hui, quand l'Etat est en crise, le sentiment de déracinement est tel que l'on peut s'en remettre à toutes les démagogies, à des identités de substitution, comme celle de "blanc", à ceux qui disent "nous" contre "eux"). L'Etat a asphyxié la vie sociale. Cela se traduit par exemple par l'ennui de la vie de Province avant guerre (ou chez Balzac et Flaubert selon moi).

 

Passer par la pensée singulière de Simone Weil est plus que jamais profitable. Nous avons besoin d'avoir les pieds sur terre, ancrés, pour supporter notre condition (c'est une mystique qui le dit !). Nous nous sentons fréquemment "out" (burn out, bore out, exclu, flottant), et nous avons besoin de participer d'un sens collectif. C'est en particulier par le travail, pour lequel on doit lutter pour lui conférer un sens (ce qu'elle appelle la "spiritualité du travail" de son point de vue), que nous pouvons opposer une perspective humaine aux tentations, dangereuses, des identitaires profitant du déracinement d'êtres humains traités comme poussière.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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