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26 septembre 2017 2 26 /09 /septembre /2017 19:20
La littérature protège l'insoluble - " Le point aveugle" - Javier Cercas

C'est en farfouillant dans le rayon "hispanique" d'un libraire que je suis tombé sur un essai littéraire écrit par un de mes écrivains contemporains préférés, où il théorise le type de roman qu'il affectionne (ce type de bonne surprise est un des meilleurs arguments pour la défense de la librairie. La surprise vous y attend). Dans "Le point aveugle", réécriture d'un cycle de conférences que Javier Cercas a données à Oxford comme Professeur invité, le propos se fonde notamment sur deux livres que j'ai beaucoup aimés - "Anatomie d'un instant", et "L'imposteur"- et sur d'autres romans que j'aime, ce n'est pas fortuit, pour défendre la thèse suivante : le roman a pour but de compliquer les questions, pas d'y répondre.

 

C'est aussi ce qui me plaît dans le roman. Mais je pense que Cercas aurait pu élargir et appliquer cette théorie à la "littérature" plus globalement. Il le fait sans le dire d'ailleurs, quand il cite "En attendant Godot" de Beckett comme exemple de recherche de ce fameux point aveugle.

 

La littérature du "point aveugle" commence avec le premier roman moderne, le "Quichotte", et elle s'oppose à une autre tradition, celle du roman réaliste du 19eme siècle (qui n'est pas le "roman vrai", celui-ci est tout à fait adapté à la notion de point aveugle). Le point aveugle est précisément ce par quoi le roman en question parle le plus. Et Cercas de trouver cette très belle description de cet angle obscur :

 

" ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution".

 

Alors que tout le monde, dans notre société d'expression généralisée (dont ce blog est le symptôme), a quelque chose à dire, le génie du romancier est de mettre le doigt sur un lieu qui reste sans réponse, vertigineusement ouvert.

 

Ce concept de "point aveugle" conduit Cercas à défendre l'idée selon laquelle on peut nommer roman des œuvres qui ne relèvent pas de la fiction, comme son "anatomie d'un instant" qui dissèque l'image télévisée de trois hommes refusant de se coucher sous les tables, lors de la tentative de coup d'Etat dans le parlement espagnol en 1982. Le roman a toujours "cannibalisé", depuis Quichotte, tous les autres genres. C'est un genre impur. Et il le reste.

 

La littérature, cette "supercherie" acceptée, se joue de la réalité, le roman post moderne lui, qui naît avec Borgès, ajoute une couche, en se jouant même de la littérature elle-même. Mais la réalité est elle-même une fiction, comme ce coup d'Etat qui est l'objet de toutes les interprétations, de tous les récits possibles, de toutes les fictions. Comme l'assassinat de Kennedy pour les américains, ou la mort de Marylin. Aussi le roman vrai, le roman à la " De Sang froid" de Truman Capote, ou l'oeuvre hybride comme "anatomie d'un instant", agitent une matière d'emblée concernée par la fiction.  Par ailleurs, toute fiction est une part d'imaginaire et de réel. Les écrivains des œuvres hybrides déploient les méthodes du romancier, et d'abord l'obsession de la forme. Le littérateur est celui qui pense qu'il doit trouver la bonne forme pour accéder à une part de vérité.

 

Le romancier choisira des questions, que d'autres, comme l'historien, ne choisiront pas. Et ces questions ne le mèneront qu'à approfondir la question. Ainsi l'Historien peut analyser le fameux coup d'Etat dans ses motifs et son déroulement mais il ne pose pas la question du mystère de ces trois hommes qui ne bougent pas. Leur mystère intime.

 

Le romancier lui, choisit ce prisme, et évidemment il aboutit au mystère humain. A sa part d'"insoluble", adjectif qui revient fréquemment dans l'Essai. Insoluble, comme la personnalité profonde du personnage décrit comme l'Imposteur par un autre livre de Cercas. Ce monsieur qui s'est fait passer pour un déporté pendant longtemps, sans qu'on ne comprenne vraiment jamais pourquoi et ce qu'a pu signifier pour lui la levée de l'imposture, en quoi elle résonne avec d'autres de ses impostures. On ne comprendra jamais vraiment pourquoi un autre imposteur, celui  dont Emmanuel Carrère parle dans "l'adversaire", choisit de se compliquer toute une vie et d'aboutir au drame total, en mentant sur sa réussite au diplôme de médecin.

 

La vérité du romancier est donc complémentaire de celle de l'Historien. Mais en fait le fantasme de Cercas est d'écrire des livres qui permettraient de marier ces vérités dans une même narration.

 

Il s'agit, plus encore de "protéger les questions des réponses".

Car nous cherchons, mais où serions-nous si nous avions les réponses ? Nous serions dans quelque chose qui ressemblerait à "1984" assurément. Nous ne pouvons que prétendre à des bribes de réponse, à des réponses approchées, contradictoires, fragiles et percutées par les discussions. Tant mieux, cela nous protège de la stupidité la plus crasse et du totalitarisme. 

 

Le roman est donc une affaire sérieuse. Ce n'est pas une affaire de divertissement même si la lecture divertit. Jeune, Cercas ne supportait pas Sartre, et sa théorie de l'engagement, désormais, à la lumière de ses lectures puis de son amitié avec Vargas Llosa en particulier (dont il analyse le premier roman comme exemple d'oeuvre du point aveugle) il considère que oui, le roman est engagé. Existentiellement engagé. Il s'agit de défendre l'existence d'un monde ouvert, où les solutions ne sont pas données d'avance. 

 

Ce sérieux passe paradoxalement par l'ironie, le registre, justement, des paradoxes. C'est l'ironie qui sème le doute. Quichotte est ironique de bout en bout.  Le personnage est ambigu, il est à la fois clairement fou et tout à fait cohérent dans son cadre. Il ne nous mène qu'à d'autres interrogations. L'ironie est un ton qui porte tout et son contraire. 

 

Le romancier par excellence du "point aveugle" est Kafka évidemment. Peut-être le plus explicite en cette tradition.  Cercas, reprenant Borgès, qui aimait à déstabiliser le Temps, explique qu'un auteur aussi puissant que Kafka parvient à rendre kafkaïens des auteurs qui ont écrit avant lui, comme Melville et son Bartlby. Pas de meilleur exemple de point aveugle que le fameux soupir de Bartlby, qui lui sert de réponse à tout, et à justifier sa passivité : "I would prefer not to". La conclusion est donc l'ouverture sur un océan insondable d'interrogation sans fin. Le cadeau de la littérature est cet océan. Chez James, en lisant le terrifiant "Le tour d'écrou", on ne pourra pas conclure si les visions sont des spectres, si les spectres expliquent les visions, si l'on devient fou parce qu'on est damné, ou si la folie crée les démons. 

 

Si le livre peut, ce sont les thèses d'Eco et de Barthes, appartenir au lecteur, c'est bien parce qu'on a fait sa place au lecteur. C'est pourquoi la littérature n'est pas forclusion. La littérature est à cet égard, dit Cercas, aux antipodes de la politique (c'est un argument qu'en son temps on aurait du opposer aux "réalistes socialistes"). Le politique synthétise les enjeux, et donne une réponse. J'ajoute qu'il fait tout pour naturaliser cette réponse, comme la seule possible ("je suis pragmatique"). Le romancier lui, complique à l'envie, et vous plonge dans les ruminations. 

 

" C'est pourquoi les bons politiciens sont d'habitude si mauvais écrivains, et les bons écrivains si mauvais politiciens".

 

Mais lisez donc ce bel essai, écrit avec la clarté qui résume toute l'absence de snobisme de Cercas, car si à ses yeux tout écrivain porte en lui un critique, tout critique un écrivain, il reste que "la littérature a toujours un pas d'avance sur la critique, pour la même raison que l'explorateur a toujours un pas d'avance sur le cartographe".

 

 

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commentaires

A
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A
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J
Merci

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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