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29 novembre 2017 3 29 /11 /novembre /2017 20:00
Aller loin, vers son essentiel - "L'usage du monde", Nicolas Bouvier

" L'usage du monde" de Nicolas Bouvier est considéré comme le joyau de la littérature de voyage moderne. Je ne voyage pas, pour ma part, mais justement cela m'intéressait de saisir le point de vue d'un globe trotter, tellement différent de moi, et on dit souvent de ce livre qu'il est au sommet de ce genre littéraire. C'est un livre très singulier, qui ne ressemble pas à ce qu'on trouve dans la littérature dépaysante, comme celle de Kessel par exemple.

 

On est loin de l'épique. On est aussi loin des mystères entretenus de Corto Maltese, qui aimait rôder dans les environs. L'écriture tenue, ciselée, trop parfois, avec trop de dentelle, n'empêche pas une sorte de nonchalance de s'installer, comme si on était brinquebalé jusqu'à l'engourdissement, dans la petite fiat qui écume, transportant dans les années 50 deux copains suisses, un écrivain encore potentiel et un peintre (le livre est illustré de ses dessins), à travers plusieurs pays, des balkans à l'Inde, en passant par la Grèce,la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan. Ils partent pour partir, sans moyens, gagnant leur vie par des conférences, des leçons de français ou en vendant leurs tableaux, dormant où il est possible d'étaler son corps.

 

Il ne sont portés par aucune téléologie, aucun but avéré, sinon celui de voir. Et ils en voient, des paysages et des humains. Parfois ils s'arrêtent, longtemps, puis repartent, au gré de leurs pannes ou de leurs envies, ou de leurs maladies. Une ivresse de contemplations, d'impressions, de visages, parfois d'alcool aussi, quelque peu.

 

Il ne faut pas être angoissé pour voyager ainsi, à cette époque, ni d'ailleurs à la nôtre. Mais à la lecture du livre je me dis aussi que c'est une manière de conjurer l'angoisse, car on ne lui donne aucune place une fois qu'on est parti. La question doit être de décider de partir. Une fois qu'on est en route, la découverte nourrit tellement qu'elle est libératrice des anticipations.

"Les projets font place aux surprises".

 

Parfois c'est dangereux mais on ne s'en aperçoit qu'après. On est trop occupé, les mains dans les moteurs, pour se poser trop de questions sur la suite. En réalité, jamais la suite n'apparaît dans le récit. Les voyageurs se permettent de vivre au présent, ils n'ont qu'un tracé à respecter. Le chemin devient le but, et on sent que c'était le but recherché que d'y parvenir.

 

Est-ce qu'on fuit ?

Je ne sais pas, et l'auteur ne pose pas la question. En tout cas il revient, et il écrit, il se souvient de beaucoup. Il ne fuit pas ce qu'il a vécu lors du voyage en tout cas.

 

Nicolas Bouvier se laisse envahir par le monde.

Il s'en remplit. Il est ici et maintenant.

Un livre, donc, très contemporain, puisqu'on nous conseille, pour sortir de la dépression latente, de procéder ainsi. C'est le fameux lâcher prise. Qui ne signifie pas de se foutre de tout, mais de restaurer une fluidité entre soi et ce que l'on traverse.

Leur attrait pour les musiques des peuples croisés n'est pas fortuit. Il s'agit toujours de se laisser envahir.

 

"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi".

 

Ils sont heureux, au bout du compte, malgré les galères multiples, et même la perte du manuscrit de l'écrivain, déjà très fourni.

 

C'est pourquoi ce livre paraît être sorti à une époque, celle de Sartre, où il apparaît un peu anachronique vu d'aujourd'hui, car dénué de désir d'analyser trop, de caractériser, de tisser des liens, de prendre en compte la politique et l'Histoire tumultueuse comme ce qui compte vraiment. Les systèmes, on s'en fout un peu chez Bouvier, ils sont un peu évoqués comme un élément de contexte où évoluent des figures. 

 

Le rapport au temps qui ressort du livre n'est ni pas celui des annonces révolutionnaires et de la recherche des signes de la parousie politique. Les peuples s'inscrivent dans le temps long, et ce voyage est une longue errance sans objet, et on ne prête aux peuples que le désir de vivre et de continuer à vivre. Cette dérive débouche sur une mosaïque de notations, d'impression. Elle a tout de la post modernité. C'est pourquoi manifestement ce livre se vend bien aujourd'hui. Il a failli disparaître dans les limbes et a pu s'imposer par le hasard des redécouvertes et parce qu'il correspond à un esprit du temps.

 

Le voyage, on ne le fait pas, dit Bouvier. Il vous fait et vous "défait" précise t-il. C'est vrai que ce parcours peut aussi défaire. Car à quoi se rattache t-on encore ? On n'est pas d'ici. On ne transforme rien. On ne fait que passer, observer, noter. Le livre est donc une sorte de miroir sur le Moi le plus réduit. Un corps, une manière de réagir aux événements, une santé. Un retour à l'essentiel assez radical.

 

Ce qui est frappant est l'absence totale de préjugé du voyageur à l'égard des peuples qu'il croise, et un mélange entre un profond sentiment d'universalisme qui se combine avec une conscience nette des particularismes. Il est aisé de tisser des liens avec tous, mais il y a indéniablement, aux yeux du voyageur, des âmes collectives; L'intrépidité farouche des kurdes par exemple. La familiarité se mêle à un sentiment d'étrangeté permanent. Mais cette étrangeté, finalement, c'est celle de l'Autre. Qu'il soit étranger est un trait de plus. On réagit de même envers eux. A noter, l'influence, alors forte, partout, des arts français. Pourrait-on encore émettre le même constat aujourd'hui, dans ce monde non francophone ?

 

Le monde a beaucoup changé depuis ce long voyage, le refaire exposerait plutôt à l'omniprésence du numérique qu'à celle de la mécanique. On sent déjà pointer la tentation d'un islam plus rigoriste, ici et là. Et puis il y a les manifestations d'un univers englouti : le monde communiste. L'usage prosaïque, aux effets poétiques, d'un monde, en partie disparu. Lire c'est voyager un peu. Lire Bouvier c'est voyager encore un peu plus.

 

 

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G
Le voyage. La fin du voyage. Son début. Décider d'un voyage. Imaginer vaguement, se faire une idée très brève d'un paradis et partir dans l'insouciance totale. Quitter quelques temps le monde des habitudes.
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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