Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 novembre 2017 7 05 /11 /novembre /2017 00:04
Des vrais secrets des sorciers - "Les mots, la mort, les sorts", Jeanne Favret Saada

Est-ce que parler c'est agir ? Du coup est-ce que parler peut être criminel ? Est-ce que parler peut être salvateur ?

 

Oui, oui, oui, très nettement, si l'on en croit Jeanne Favret-Saada, dans son livre devenu classique de l'ethnologie, et pourtant si intempestif du point de vue des sciences sociales : " Les mots, la mort, les sorts" (première partie d'une enquête dont la suite est consacrée au désensorcelement).

 

Une lecture inhabituelle, déroutante, inédite, et donc tellement heureuse.

 

"En sorcellerie, l'acte c'est le verbe". Et la parole c'est le vecteur du pouvoir. D'où la prudence du discours sur la sorcellerie, composé d'euphémismes, d'évocations indirectes (le sorcier est "le salaud" par exemple).

 

A partir de l'étude de la sorcellerie dans le bocage de l'ouest français, en Mayenne, la plongée détaillée dans des histoires de sorcellerie auxquelles elle accède, elle démontre que la parole ça peut être la guerre, ou en tout cas une lutte à mort. La parole, en sorcellerie, ce n'est jamais neutre. C'est participer de la sorcellerie, comme sorcier, ensorcelé, désensorceleur.

 

C'est pourquoi pour ne pas renoncer à son domaine d'études l'ethnologue a du aller au delà de la posture participante de l'observatrice, et accepter d'entrer dans ce monde, comme ensorcelée. Le discours de sorcellerie la plongeait dans une anxiété forte, qui se manifeste par des accidents d'automobile, ce qui précisément pouvait, d'après ses interlocuteurs, être formulé comme le résultat d' un sort.

 

Et tel était bien le cas dans la mesure où l'ethnologue était "prise" dans le discours de la sorcellerie, les enjeux soulevés par ses relations dans le bocage la plongeant dans des tourments)

 

Elle a aussi été prise à ce discours, car reconnue comme désensorceleuse, puisqu'elle était désignée comme telle, et essayait de répondre à cette demande en considérant qu'on pouvait, comme elle l'avait fait en analyse, guérir par les mots (la sorcellerie des villes, en somme). C'est d'ailleurs le stress déposé par les attentes à son encontre (notamment la mort du sorcier, car il s'agissait de "chasser le mal par le mal") qui a déclenché ses tremblements, ses accidents, et donc sa reconnaissance comme ensorcelée. Et Mme Favret Saada était consciente de l'effet possible de ce discours sur le sorcier désigné, tout reposant sur des effets de discours (et donc la suggestion d'angoisse et tout ce qu'elle peut avoir de destructeur).

 

Il n'y a dans la sorcellerie que de la circulation de force. Donc, en se positionnant comme observatrice, l'ethnologue restait exclue. Elle ne pouvait que recevoir un discours barrage, de dénégation, de folklore. Ce n'est qu'en entrant dans le jeu qu'elle pouvait recevoir le discours authentique de la sorcellerie. Ce qui est advenu. Avant cela elle n'a réceptionné que "billevesées" données aux parisiens avides de curiosités.

 

Le désensorceleur fait finalement ce que le patient souhaiterait de son thérapeute. Il lui dit qu'il a la solution pour lui. Il valide ses fantasmes et dit qu'il a la solution. Ce qui peut être très efficace. Et quand ça ne l'est pas, c'est que le sorcier est trop fort, que l'on n'a pas encore trouvé le bon magicien. Quant à la désignation du sorcier, elle sera confirmée par le malheur que ne manquera pas de rencontrer celui-ci, à un moment. 

 

Max Weber disait à peu près que les effets sociaux d'une illusion ne sont pas illusoires, et c'est bien ce que constate Mme Favret-Saada. C'est pourquoi elle prend, contrairement à la presse de son temps, celle qui se moque des "arriérés" (nationale), ou qui les minorise dans leur milieu (presse locale), le discours de sorcellerie au sérieux. Pour l'ethnologie, dit-elle, "l'indigène a toujours raison".

 

A cette époque, mais peut-être des gens justement comme Favret Saada ou Tobie Nathan ont pu changer un peu cela en étant lus par les psychiatres par exemple, le système de sens dont il s'agit était considéré, au regard de la culture développementaliste et positiviste dominante, comme une aberration.  Or, il est tout à fait subtil. C'est une culture. Elle a sa part de noblesse. Elle a ses raisons que la raison ne saurait ignorer.

 

Ce que manifeste la sorcellerie, c'est un discours symbolique, incluant les métaphores du désensorcelement (planter des piques dans un coeur de boeuf par exemple) sur le "malheur biologique". La maladie, la mort, des humains et des animaux de l'exploitation, la perte de la récolte. Un discours qui permet de gérer les angoisses de la condition humaine, qui est aussi condition sociale. Dans un milieu où les interactions sont limitées en nombre, et où comme le constate l'ethnologue la vigilance constante vise autrui, dont le poids individuel est incomparable avec celui d'un passant urbain que l'on croisera dans nos métropoles.

 

Prenons la figure du sorcier, qui n'est jamais que désigné, personne ne se dit sorcier, aucun sorcier ne prend la parole, et sans doute il n'y a pas de sorcier qui réellement jetterait des maléfices, car justement on ne le voit jamais, et il ne peut d'ailleurs agir que sans être vu, ce qui tombe à point. Ou bien il agit en vous parlant banalement, en vous serrant la main, en vous croisant par le regard. Ce qui tombe aussi à point.  Il n'est qu'une projection sauf exception. Mais réel dans le symbolique il est réel dans ses effets. 

 

Le sorcier est un être doté de "force", mot clé de tout ce discours. Il en possède en excédent et ainsi vient porter malheur aux ensorcelés. Il est désigné par un annonciateur, combattu par un désensorceleur, et quand il meurt ou souffre il est confirmé comme sorcier. Si ce n'est pas le cas, c'est qu'il est bien trop "fort"

.

Le sorcier s'en prend au chef de famille ou chef d'exploitation. S'il atteint les proches, les biens, c'est toujours au chef de famille, porteur du nom, qu'il s'en prend. La crise de sorcellerie est décelée quand une succession de malheurs frappe une famille. Le mauvais sort, donc. Notre langage a gardé l'expression.

 

Que dit la figure du sorcier "jaloux", et donc malveillant ?

Une angoisse que je qualifierais de malthusienne, dans le cadre de certains rapports de propriété. Le fait que tout est cadastré, tout a un nom, tout est propriété dans le rural français, est le contexte fondamental. Il n'y a pas de nouvelle frontière dans le bocage. Donc pour élargir sa puissance il faut atteindre les autres. Les "crises de sorcellerie" surgissent quand des enjeux sont là, manifestant, pour des mariages, des projets fonciers, ou des questions d'accès au conseil municipal, qu'il n'y a "pas de place pour deux". 

 

Le désensorceleur alors, lui aussi en surplus de force, vient le combattre en venant compenser la faiblesse de l'ensorcelé. Tout repose sur la circulation d'une force vitale, mue par une force magique. La crise de sorcellerie manifeste l'angoisse qui procède du fait que le système de noms qui organise la société rurale ne protège pas de tout, et donc est débordé. La sorcellerie figure ce débordement là.

 

Pour les sorciers aussi, les effets d'une illusion ne sont nullement illusoires. L''ethnologue constate pour un cas particulier qu'un désensorcellement fonctionne et que la personne désignée comme sorcière décède, après un départ brutal en hôpital psychiatrique. Après enquête on voit que la dite sorcière est sans doute morte d'une panique désorganisatrice immense, à un âge avancé. Elle a certainement su qu'elle était désignée comme sorcière et visée par les agissements d'un désensorceleur. C'est donc le lien culturel, qui fait qu'on "y croit", qui crée ici le sorcier ("moins on en parle, moins on est pris" disent les habitants du bocage) et donne raison au combat contre le sorcier. Le briseur de sorts a tenu sa promesse. 

 

Et ce qui est frappant, c'est que tous disent que ça ne marche que "si on y croit". Que ça ne peut d'ailleurs fonctionner que là "où on y croit", dans le rural profond. Et pas ailleurs. En disant cela, les habitants du bocage disent, au fond, qu'ils savent de quoi il s'agit. Même s'ils n'accèdent pas au registre d'analyse de la force de la suggestion. Mais on a tort de les prendre pour des arriérés. Ils fonctionnent au sein d'un système symbolique partagé et efficace parce que liant une société. En voie de disparition, certes, isolée, et qui doit se taire. Ils comprennent parfaitement tout cela, et c'est ce dont ils ont besoin dans leur contexte. " Faut être pris pour y croire". Pris dans ce discours là, de la sorcellerie. Et l'ethnologue a accepté de s'y laisser prendre. Pour le bien de notre compréhension d'une culture venue de loin, d'avant la modernité.

 

Est-elle encore à l'oeuvre après quarante ans passés et le rural balayé de tellement de crises ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il n'en reste que du petit bois coupé de sa sève, mais pour qu'elle soit active il faut que son langage soit partagé, sinon on peut craindre qu'elle ne reflète plus que des fantasmes personnels, sans ancrage authentique. 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

A
Je suis vraiment interessé
Répondre
G
Les enjeux semblent donc être de conquérir du "foncier" par un recours aux "dons" de certaines personnes pour "agir" sur le réel au moyen du langage ?<br /> Moins on en parle, moins on est pris. Le réel est envahi par les mots ? Les mots sont des forces ?<br /> Ou bien tout cela est un moyen de se protéger de "l'angoisse" en désignant une personne comme "cause du mal" et en faisant appel à un désensorcelleur patenté ?<br /> Tout se passerait uniquement dans la pensée de celui qui ne parvient pas à faire face à une situation ?
Répondre
J
Tout cela manifeste la nécessité de construire du symbolique pour supporter l'existence

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories