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17 janvier 2018 3 17 /01 /janvier /2018 19:49
Briser les atomes – « Traverser les murs », Mémoires de Marina Abramovic - paru dans la Quinzaine Littéraire

 

Il est bien malaisé de trouver phrase plus galvaudée que celle  de Nietzsche selon laquelle il s’agit de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Pourtant la formule usée n’a rien d’un slogan snob quand elle est illustrée par la vie de Marina Abramovic, narrée dans ses stupéfiants mémoires : « Traverser les murs ».  Cet article pourrait consister en litanie de superlatifs, tellement ce parcours est impressionnant et a laissé l’auteur de l’article admiratif. Ce livre, écrit avec l’appui assumé d’un auteur, n’a pas une valeur littéraire particulière, il est du moins très clair, ce qui en soi est une qualité remarquable. C’est néanmoins une expérience de lecture qu’on ne saurait trop conseiller à qui veut respirer un grand bol de vie et se convaincre des potentialités magnifiques de l’art de notre temps, dont certains doutent, avec force arguments.

 

Fille de deux partisans héroïques de la résistance yougoslave, la plus coriace d’Europe, nourrie de force mais aussi corsetée par cette famille de la nomenklatura titiste, dysfonctionnelle, Marina, qui naît juste à la fin du conflit mondial, ressent le besoin impérieux de sublimer et laisse éclater son  inépuisable énergie, très vite, à travers  l’art. Ce n’est pas seulement à ses yeux une pratique mais la colonne vertébrale de son existence, et à aucun moment elle n’a douté du sens de sa présence ici-bas. Il s’agira de créer. Rien ni personne ne pourra s’opposer à la marche de la fille de partisans.

 

Elle multiplie alors, d’abord seule, puis longtemps avec son compagnon hollandais, seule encore ensuite, avant de beaucoup transmettre aussi à des plus jeunes à travers son Institut, des performances ahurissantes d’engagement. Elle y plonge corps et âme (qu’elle ne dissocie jamais, en une sorte de spinozisme radical) à la rencontre de sources d’énergie humaines supposées, et de nouveaux états de conscience, atteints en particulier par l’acharnement à l’exercice, le dépassement de la douleur et des limites de l’endurance.

 

A chacune de ses performances, dont elle raconte – et c’est passionnant- la préparation, les aspects techniques, enjeux de conception, elle interroge des questions essentielles posées à l’humanité. Des thèmes obsédants, fondamentaux, jamais anecdotiques ou relevant de ces « misérables affaires privées » dont se moque Deleuze dans l’abécédaire, reviennent durant toute une vie de création, relancée par des rencontres, des croisements artistiques (avec Bob Wilson par exemple).

 

L’amour est-il créateur d’une troisième entité, au-delà du couple, dégage-t-il une énergie particulière, rassemblant des énergies proprement  humaines dont nous pouvons rechercher les traces par l’art ?

 

Pouvons-nous percevoir, par la déstabilisation des sens, d’autres niveaux de réalité ? Question classiquement soulevée par les artistes, mais que Marina Abramovic n’a pas hésité à affronter avec son propre corps, en se mettant en danger et surtout en affrontant la douleur et son dépassement.

 

Quels spectacles sommes-nous disposés à subir ? Quand prendrons-nous nos responsabilités ? Marina Abramovic n’a pas hésité à créer une performance proposant des dizaines d’objets au public, autorisé à en user comme bon leur semblerait sur elle, jouant le jeu jusqu’au bout pour interroger les comportements induits.

 

Jusqu’où peut-on aller profondément, juste ici et maintenant ? Ce choix du présent nous transforme-t-il ? Laisse-t-il entrevoir de nouvelles formes d’existence ?

 

Et elle n’hésite pas à aller frontalement à la rencontre des cultures qui ont cherché des réponses à ces interrogations. La culture tibétaine, ou bien celle des aborigènes pour qui passé, présent, futur, sont déjà ou encore là.

 

En recherchant sans cesse ses propres limites, quitte à marquer son corps à vie, s’évanouir, à saigner, elle interroge la notion même de limite, la reconsidère comme une frontière possible vers d’autres contrées. A chaque expérience elle brise les cloisons entre l’art et la vie, entre les cultures qui semblent les plus étrangères, ou encore entre le réel et la représentation, clamant que l’art est un moyen de transformer l’existence, et non un caprice esthétique.

 

C’est ainsi qu’elle en a traversé des murs, elle la yougoslave très ancrée dans son ascendance, et en même temps artiste universelle qui ne se paie pas de mots. Marina Abramovic est par sa vie l’exemple même d’une identité qui n’oppose pas, loin s’en faut, sa certitude de l’ « enracinement », au sens de Simone Weil, au sentiment d’appartenir à une humanité sans frontière. Elle a vécu sur tous les continents, a été la seconde personne (le gouvernement chinois lui barrant la route à la première place devant son projet…) à parcourir une bonne moitié de la muraille de Chine à pied, elle a vécu dans le désert australien et auprès des chamanes brésiliens, dans l’intelligentsia new yorkaise. Mais elle se sent toujours une femme slave.

 

Ces mémoires sont spirituellement très riches, mais ne se réfugient jamais dans le verbiage à portée des artistes contemporains, tout au contraire. La simplicité du propos va de pair avec l’ambition ontologique très élevée de l’œuvre d’art, affaire d’une vie, jusqu’à explicitement refuser d’être mère pour se consacrer à l’œuvre.

 

Quelle figure attachante que cette femme gorgée d’empathie (ce qui désamorce le scandale, semble-t-il, systématiquement, autour d’elle) qui a choisi l’art quel qu’en soit le prix possible, car ça passe souvent ou ça casse, et très longtemps la contrepartie ce fut la pauvreté, l’incompréhension de sa famille ! Drôle aussi, quand on la voit, elle qui osa performer nue dans la Yougoslavie titiste, être en même temps très fleur bleue voire on ne peut plus conformiste dans ses conceptions de la vie de couple.

 

Avec Mme Abramovic l’art contemporain a conservé toutes ces années une capacité à frapper le cœur de tous. Une dimension humaniste au sens le plus fort, primaire presque, du terme, qui ne peut laisser indifférent. Comme quand dans cette performance, « The artist is present », elle fait face pendant trois mois à des milliers de gens simplement assis silencieusement un à un face à elle, laissant surgir les lames les plus profondes, révélées par la stupeur d’être là.

 

Son œuvre est conforme au paradigme de l’art contemporain, et pourtant elle le tire de ses ornières habituellement déplorées par une certaine critique (« l’art c’était mieux avant » pour faire court). Dès sa jeunesse elle a senti que le cadre d’un tableau, la dimension d’un objet, étaient trop étroits pour ses ambitions nucléaires. Née avec l’ère atomique comme si ce n’était pas fortuit, elle déploie son énergie dans un espace mobilisant toutes les dimensions et lui permettant de fracturer les cadres incontestés. De briser les atomes pour dégager l’énergie. La forme de la performance le lui a permis. Elle a ainsi porté cet art éphémère à sa plus sublime expression. La radicalité n’a pas été pour Mme Abramovic une coquetterie mais un moyen d’aller au-devant de ses hautes ambitions spirituelles et communicationnelles.

 

Voici une rencontre possible, une vraie. Sidérante plutôt que choquante. Marquante plutôt que scandaleuse. Certes vous n’aurez peut-être pas la chance de la voir yeux dans les yeux, dans une salle du MOMA , mais vous pouvez la côtoyer à travers les pages de ce livre étonnant. Bienvenue dans l’explosion Marina Abramovic.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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