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26 janvier 2018 5 26 /01 /janvier /2018 09:27
Les paradoxes de l'ogre - "L'affaire Toukhatchevski", Victor Alexandrov

De vingt a trente ans deux sentiers de lecture approfondie m'ont beaucoup occupé. Ils sont extrêmement liés. Deux questions majeures me taraudaient.

Comment la grande espérance d'une nouvelle aube humaine - la grande lueur venue de l'Est- a t-elle pu déboucher sur une immense catastrophe, jusqu'à presque annihiler l'idée d'un autre monde possible que celui régulé par l'accumulation capitaliste. Et comment le nazisme, ce sommet de la violence humaine, a été possible.

 

Puis un peu épuisé par toutes ces horreurs, ce déluge de sang et d'acier, j'ai heureusement débusqué bien d'autres sentiers. 

Evidemment ces interrogations continuent, malgré tout, et elles ne cesseront de me pousser à en savoir plus, à consulter de nouveaux points de vue. Je suis tombé chez un bouquiniste sur un poche seventies d'un journaliste russe exilé, Victor Alexandrov, d'une tonalité "patriote russe", sur "L'affaire Toukhatchevski."

 

La liquidation du maréchal rouge, dirigeant suprême de l'armée, juste au rang inférieur au Commissaire à la Défense a inauguré une incroyable purge de l' armée, d'une ampleur telle qu'on se demande comment elle fut tenable sans réaction de type golpiste. A côté de cette entreprise meurtrière hémorragique les purges actuelles d'Erdogan ressemblent a une querelle de récré autour de cartes pokemon. Comment cela a t-il pu être envisagé, et possible ?


Pourquoi Staline a t-il cru bon de saigner ses officiers a un tel point ? C'est difficile de le saisir a la mesure de l'opacité de l'ogre géorgien. C'est un mélange.

 

Il y a un tournant stratégique d'abord. Staline veut passer un accord temporaire avec Hitler et le leader de l'armée rouge incarne nettement le projet de préparation d'une guerre centrale et même préventive contre le fascisme. Staline ressort un moment ce diable de Karl Radek (un personnage incroyable) du placard pour teaser les nazis sur ce qui deviendra le pacte d'acier (avant de le tuer). Et puis Staline, paranoïaque au plus haut point, pervers dans les formes utilisées (il appelle souvent ses victimes pour les rassurer la veille de leur arrestation), sans doute infecté par les fantômes, fonctionne en éliminant tout témoin des ses errements, revirements, faiblesses, erreurs, ignominies innombrables, même si ces témoins sont impuissants.

Comme s'il brisait des miroirs.

La folie de Staline semblait, c'est moi qui le dit, pas Alexandrov qui ne s'intéresse pas trop au tyran, plus à l'intrigue, projeter sur autrui ses propres tourments. En brisant les gens comme des statuettes, des fétiches, il semblait conjurer des souvenirs, des hontes, des petits secrets honteux. Par exemple il fit tuer tous ceux qui furent témoins des saletés de sa politique espagnole, plus préoccupée de chasser les gens de gauche indisciplinés que les fascistes.



L'imagination est dangereuse.

Staline a toujours frappé en anticipant sur ses adversaires ou potentiels adversaires. Ce fut le cas contre les oppositions internes et les possibilités d'intervention militaire. Avant même que les possibles adversaires n'imaginent leurs possibilités d'agir, Staline les imaginaient à leur place et les prévenaient par la déportation pour les plus chanceux, la torture mentale, l'assassinat et la persécution de leur famille, pour les autres. Le plus étonnant est que chacun pensait s'en tirer alors que l'on ne manquait pas d'exemple de la méthode stalinienne. 

 

Le sort de Toukhatchevski, qui n'a rien vu venir, alors qu'il avait assisté à l'élimination de Trotski, dont il avait proche, est intéressant a maints égards. Le destin du maréchal, issu des corps d'officier tsariste et de l'aristocratie, est témoin de la capacité de ralliement des bolcheviks a leur cause. Lénine a pu incarner l'idée d'une grandeur russe relancée. Encore aujourd'hui, des gens de droite respectent beaucoup la figure de Lénine, qui incarne un renouveau de l'orgueil russe écorné par la fin du tsarisme. On ne verra pas Poutine récuser Lénine, et malheureusement pas non plus Staline. La discipline au final suicidaire du loyal maréchal qui plus jeune vibrait a l'évocation de Bonaparte en dit long non seulement sur l'efficacité du NKVD pour dissuader toute tentation aventuriste de l'armée mais aussi sur l'autorité symbolique et le respect que le Parti avait réussi a inspirer en surmontant la guerre civile, et en assumant le développement industriel du pays à marché forcée. Ce tsunami d'acier avait converti des gens comme le maréchal au communisme, qui était l'autre nom, finalement, du Progrès ou de l'Histoire.


Dans le registre "la fin justifie les moyens" le stalinisme aura tout exploré et plus encore. Mais la liquidation du maréchal, boite de pandore dévastatrice, fut un sommet, et Alexandrov démêle le nœud d'un complot complexe, agrémentant son propos d'un mode de narration romanesque qui empêche de se perdre en route dans les méandres. Le livre n'est pas toujours rigoureusement construit, mais efficace.

 

Staline a laissé le maréchal continuer a prendre des contacts européens pour une alliance antifasciste. Dans le même temps Radek, décongelé de son bannissement, fort de son expérience d'envoyé du Komintern en Allemagne, était envoyé en discussion avec les allemands, les nazis ayant eux aussi reclassé nombre d'anciens serviteurs de l'Etat weimarien. Et surtout le NKVD utilisait un pathétique général tsariste exilé en France et agent double connu des soviétiques et des SS pour fabriquer des "preuves"... d'un complot du maréchal acheté par les nazis pour renverser le pouvoir a Moscou.

 

Sans se parler directement, mais se coordonnant spirituellement si l'on peut dire, les sinistres Heydrich le nazi et Iejov le boucher rouge ont coopéré sciemment pour prendre en étau le héros soviétique et le faire exécuter, préparant le terrain aux diplomates pour une entente  contre nature. En réalité entre deux systèmes totalitaires qui se comprenaient tout a fait avant de s'affronter. Mais Hitler avait raison de jubiler. C'est lui qui tirera les marrons du feu, Staline ne saisissant pas la proximité de l'affrontement, et vulnérabilisant son pays en le privant de ses leaders militaires.

 

Tout cela a été possible pour des raisons peu connues dont  Hans Magnus Ezenberger parle beaucoup dans son livre génial, "hammerstein ou l'intransigeance" et qui tiennent a la complexité des rapports URSS Allemagne. Des liens majeurs ont pu être réactivés ou évoqués avec perversité dans cette période. Déjà Lénine avait passé un célèbre accord avec l'armée allemande pour rentrer en Russie en 17 afin de provoquer la paix, l'Allemagne souhaitant se reconcentrer sur le front ouest. Qui avait servi d'intermédiaire ? Le polonais allemand Radek. Staline l'a garde au frigo pour cela.

 

Plus largement les fragiles régimes soviétique et de Weimar, isolés sur la scène mondiale, ont coopéré, après que le Komintern, toujours Radek a la manœuvre, eut échoué a déclencher la révolution en Allemagne, obsession de survie politique de Lénine et Trotski qui.ne croyaient pas au concept plus tard inventé par Staline, contre tout bon sens, de révolution dans un seul pays, qui plus est arriéré. Berlin devait devenir impérativement la capitale de la révolution internationale.  La vague révolutionnaire retombée, vers 1923, les soviétiques ont considéré que le mieux était encore de coopérer avec les allemands, pour briser un peu l'isolement soviétique, en attendant que le mouvement communiste allemand reprenne des forces, et prenne le dessus sur le SPD, alors pivot de la politique allemande. L'URSS et Radek jouera un rôle important, agira pour que l'Allemagne soit réintégrée dans le concert mondial et puisse négocier une révision plus douce de Versailles.

 

Urss soviétique et Allemagne social démocrate (la théorie du "front uni" entre communistes et socialistes est dessinée à ce moment là) ont donc beaucoup coopéré sur la scène diplomatique et conclu des accords militaires très ambitieux. Des généraux allemands ont pu diriger des manœuvres en Russie et Toukhatchevski comme d'autres a effectué des stages en Allemagne. Les traces de cette époque ont servi de matériel brut aux faussaires tchékistes, nourris en amont par les nazis, pour "prouver" la délirante idée de trahison "hitlero trotskyste" du maréchal. Pour faire tuer un général de ce niveau, Staline a du présenter un dossier solide devant le Bureau politique. Même si chacun savait à quoi s'en tenir, il fallait cependant sauver les apparences, respecter certains rituels. C'est le trait étonnant des pires totalitarismes de parfois respecter les formes; sans doute pour permettre à certains des acteurs de mieux dormir la nuit.


Quand après le pacte d'acier certains généraux de la Wehrmacht venaient assister aux défilés sur la place rouge avant de diriger leurs meutes vers Moscou, ils rencontraient de vieux amis. Le choc cataclysmique de 1941 oppose des dirigeants militaires qui se connaissent très bien, d'où la férocité des combats.


Presque inexplicablement, Staline fera preuve, lui le moins candide des hommes, de naïveté envers Hitler. il ne verra pas venir l'invasion. Déjà quand il liquide les chefs et les sous chefs de l'armée il n'écoute pas leurs avertissements mais cela dure, comme si ce grand psychopathe ne voulait pas se résoudre une fois de plus a sa spécialité du zig zag, à qui il donnait, avec sa malhonnêteté intellectuelle foncière, le nom de "dialectique". 

 

Jusqu'après le déclenchement de l'opération barbarossa il fait exécuter les messagers des alertes. il ne veut même pas voir les troupes allemandes s'amasser vers l'est. Etonnant aveuglement volontaire qui révèle que Staline ne veut pas se donner tort. En exterminant ses officiers il est directement responsable de la catastrophe de la première année de guerre et de dizaines de millions de morts russes qui s'ajoutent a son bilan sanglant.

 

Staline était tout aussi borné et dupe que les munichois occidentaux qui l'avaient convaincu, à force de veulerie, de passer le pacte d'acier. L'armée rouge décimée fut  écrasée par l offensive allemande et pendant un temps Staline reste pétrifié avant de lancer la "grande guerre patriotique" et de nouer les alliances avec anglais et américains. Paradoxalement, c'est l'occasion d une de ces dialectiques dont l'histoire est truffée, le vide permet a de nouveaux visages comme Joukov de prendre leurs responsabilités militaires et de prouver leur valeur comme le firent Toukhatchevski et d'autres en 1917. 



Je me permets d'en tirer une petite leçon pour le contemporain, heureusement dans un contexte qui n"a rien a voir avec les paroxysmes historiques du XXème siècle, du moins pas en occident pour le moment. On nous explique souvent, par une pédagogie fataliste, que l'on ne peut pas changer quoi que ce soit sous peine de susciter une "fuite des cerveaux". c'est le discours maître chanteur de la compétitivité. L'idée de bon sens, simplement raisonnable et juste, de plafonner des écarts de salaire, rien ne légitimant que quelqu'un puisse gagner dix mille fois ce qu'un autre producteur gagne, est repoussée à ce motif. Et bien l'Histoire, et ici celle de la Russie dans des conditions extrêmes, nous montre que la vie sociale a horreur du vide et que nul n'est irremplaçable. Si les élites partent elles sont remplacées par de nouvelles, personne n'étant préparé au devenir historique d'avance, chaque époque produisant ses nouvelles taches et ses figures de proue imprévues. Du pire il ressort toujours quelque leçon utile

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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