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27 février 2018 2 27 /02 /février /2018 21:30
Rome, une idée en cendres qui fourmille d'hommes - "Les cendres de Gramsci" - Pier Paolo Pasolini

Ce sont les années 50 et le poète qui n'est pas encore l'immense figure qu'il sera de son vivant vient visiter la tombe de celui qui est mort durant son adolescence. Son passeur privilégié avec cette grande idée communiste à laquelle il donnera une forme si personnelle. Gramsci n'est pas seulement le cofondateur, et rapidement, avant d'être emprisonné par Mussolini, le dirigeant principal du communisme italien, il est le penseur singulier au sein du marxisme qui met en avant le rôle de la "superstructure", et en particulier de la lutte idéologique et culturelle. Profondément italien, mettant en avant les spécificités de son pays dans toute son œuvre, Gramsci résonnait avec toutes les attentes de Pasolini.  Comme Gramsci s'était affirmé comme dirigeant dans les luttes des conseils d'usines de Turin de 1919, Pasolini s'était rapproché des idées communistes en regardant les paysans frioulans affronter les propriétaires.

 

Et il écrit, alors, Pier Paolo Pasolini, de la poésie, trempée dans la plus ancienne tradition romaine, celle qui émane comme fumerole de ces pierres qui l'entourent dans ce cimetière pour athées et au-delà quand il en sort pour rentrer chez lui. Il parle au fantôme d'Antonio Gramsci, il lui parle, à lui avec qui il partageait sans doute beaucoup mais qui ne se serait sans doute pas imaginé fils aussi turbulent, de son testament, de ce qu'est devenue l'Italie, après la défaite du fascisme qui emprisonna l'aîné, jusqu'à en venir à bout.

Mélancolique, ce que la forme des tercets amplifie, il ne parlera pas de Tombeau de Gramsci mais de cendres, au goût amer.

Ce sont "Les cendres de Gramsci", et pour la première fois je crois elles sont éditées à part, en France.

 

D'emblée le thème des cendres et des ruines, de Rome, est là. Car les espoirs portés par la Résistance au fascisme ont été engloutis dans le pacte de Yalta, qui prive l'Italie de tout destin révolutionnaire. La péninsule est à l'ouest de la ligne tracée par Churchill et approuvée par Staline. A moi, à vous.

Il règne ainsi en ce cimetière, celui d'Antonio Gramsci et celui des illusions, "une paix mortelle, et résignée, tout comme nos destins". Déjà Pasolini, jeune, mais à l'écoute du passé, a compris la naïveté des révolutionnaires. 

 

L'ambivalence est une nature  pour les poètes, c'est pourquoi ils cherchent à faire glisser le sens. 

 

Il y a le profond désespoir : "nous sommes morts, avec toi, en ce jardin". Mais le peuple, que toute l'œuvre de Pier Paolo célèbre est encore là, on entend au loin le bruit de l'enclume "depuis les ateliers du Testaccio, assoupi". Et Pasolini, de bifurquer, de quitter la politique, ou plutôt d'être tout un, politique totalement, au delà de toute politique totalement. Pouvant évoquer Gramsci et dans le tercet d'après se laisser aller à l'évocation romantique du soir tombant sur Rome.

 

Près de cette tombe, tout se mélange, les idées et les sensations. Pasolini se demande pourquoi il est là. Il se méfie  des politiques, qui ont tué son frère. Il connaît son appétence pour le morbide. Mais là, devant la tombe du grand penseur, du grand dirigeant, c'est l'admiration et le sentiment de la dette qui l'emportent. Et c'est à lui, l'admiré, qu'il dit ce qu'il a de plus intime : sa haine mêlée à son amour du monde. Il aime le monde sensuellement, mais ce monde clivé le dégoûte au plus haut point.

 

Et Gramsci, comme personne, a su en dire les clivages, de ce monde. Pasolini vit dans son époque. Il n'a pas les espoirs et les certitudes de son aîné. Il le confesse, "je vis sans rien vouloir". Déjà, dès les années cinquante. Le sentiment de la défaite. Ce sentiment de défaite s'amplifiera quand Pasolini verra, bientôt, la consommation venir tout pétrifier.

 

Mais Pasolini n'est pas Gramsci. Ce n'est pas un lien théorique, ni la "praxis révolutionnaire" qui l'unissent au monde, et en particulier à la classe ouvrière révolutionnaire, mais un sentiment (même si Gramsci insistait sur le lien sentimental qui existait entre les révolutionnaires et les masses, nécessairement). Le peuple, porte la  joie, à son sens. La simplicité et la joie. Oui Pasolini est un intellectuel, de ces intellectuels si prégnants pour faire accoucher l'Histoire selon Gramsci; Mais est-ce un bienfait individuellement ? 

 

"Mais à quoi bon la lumière ?".

 

La vraie raison de vivre, pour Paolo, ce n'est pas la politique. Ce n'est pas la politique populaire, c'est une attirance charnelle pour le monde, où prennent place les hommes, du peuple. Et dans sa déclamation il laisse éclater cette passion, comme une preuve de ce qu'il avance

Mais n'est-ce pas honteux, pour un révolutionnaire, de se laisser aller à de tels élans, alors qu'il y a la Cause ?

 

" Me demanderas-tu mort décharné/de renoncer à cette passion/désespéré d'être au monde ?"

 

Pasolini sait qu'il rend compte à Gramsci mais aussi à un autre, à son frère, résistant mort à la fin de la guerre, dans des circonstances troubles (sans doute dans un règlement de comptes entre communistes).

 

"Est-ce à lui, trop honnête, trop pur, de s'en aller, tête baissée ?".

 

Pasolini me rappelle le Baudelaire de "recueillement", seul, dans la foule ("la multitude vile", vision aux antipodes de Pasolini), déchiré. Mais alors que Baudelaire était déchiré entre le dégoût et les aspirations artistiques qui lui évitaient le suicide, Pier Paolo l'est entre la ferveur de la fête populaire, des sens, et le sens de l'Histoire, dont il sait pourtant, qu'elle est une Histoire de défaite.

 

"La vie est bruissement, et ces gens qui

s'y perdent, la perdent sans nul regret,

puisqu'elle emplit leur cœur ; on les voit qui

jouissent, en leur misère, du soir (...)

Mais, moi avec le cœur conscient

de celui qui ne peut vivre que dans l'histoire,

pourrais-je désormais œuvrer de passion pure, puisque je sais que notre histoire est finie".

 

Pasolini, lui, bien que "triste et las", enlisé dans le passé, orphelin de la grande cause, ne reste pas dans sa chambre, à contempler les "défuntes années en robes surannées" comme Baudelaire. Il plonge dans Rome, dans la foule. Il s'en sait séparé, mais il y trouve une fraternité singulière. Celle du partage d'une condition humaine

 

" Pauvre , merveilleuse cité,

tu m'as appris ce que les hommes,

joyeux et cruels, apprennent, enfants,

 

les petites choses où se découvre

la paisible grandeur de la vie".

 

Pasolini n'a pas son pareil pour filtrer la beauté dans la pauvreté. Il s'y est plongé. Il transforme le sous prolétariat urbain en monde mystérieux, épique. Il rend aux pauvres leur gloire. Il n'a pas besoin pour cela de Marx et Gramsci qu'il a lus. Il a son don poétique.

 

"les lambeaux de papier et la poussière qu'en aveugle le vent entraînait ça et là, les pauvres voix sans résonance, d'humbles femmes venues des monts Sabins, de l'Adriatique, et qui maintenant campaient ici, avec des essaims de gamins durs et amaigris".

 

C'est paradoxalement ici, à Rome, exilé de sa campagne du nord italien, que Pasolini est devenu, en même temps qu'il évoluait dans ce peuple urbain, un intellectuel aux convictions fermes, séparé, donc, de ce peuple, dont il ne veut pas se séparer. A qui peut-il le dire, sinon au fantôme de celui qui théorisa la fonction de l'Intellectuel "organique", dédié à la lutte d'une classe, ce que Pasolini veut être. Bien loin de tout "art prolétarien". C'est à dire dans la sincérité charnelle et non dans la terreur bureaucratique guidant la plume. 

 

Le don du poète c'est de donner sa place au travail humain, au labeur ouvrier, dans la beauté épique du monde, tout comme Homère et Virgile donnaient place aux dieux dans leurs récits terriens

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

T
J'apprécie beaucoup ce que vous faites continuer je vois en prie .
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S
Beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte. un blog très intéressant. J'aime beaucoup. je reviendrai. N'hésitez pas à visiter mon blog (lien sur pseudo). Au plaisir
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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