Ce sont les années 50 et le poète qui n'est pas encore l'immense figure qu'il sera de son vivant vient visiter la tombe de celui qui est mort durant son adolescence. Son passeur privilégié avec cette grande idée communiste à laquelle il donnera une forme si personnelle. Gramsci n'est pas seulement le cofondateur, et rapidement, avant d'être emprisonné par Mussolini, le dirigeant principal du communisme italien, il est le penseur singulier au sein du marxisme qui met en avant le rôle de la "superstructure", et en particulier de la lutte idéologique et culturelle. Profondément italien, mettant en avant les spécificités de son pays dans toute son œuvre, Gramsci résonnait avec toutes les attentes de Pasolini. Comme Gramsci s'était affirmé comme dirigeant dans les luttes des conseils d'usines de Turin de 1919, Pasolini s'était rapproché des idées communistes en regardant les paysans frioulans affronter les propriétaires.
Et il écrit, alors, Pier Paolo Pasolini, de la poésie, trempée dans la plus ancienne tradition romaine, celle qui émane comme fumerole de ces pierres qui l'entourent dans ce cimetière pour athées et au-delà quand il en sort pour rentrer chez lui. Il parle au fantôme d'Antonio Gramsci, il lui parle, à lui avec qui il partageait sans doute beaucoup mais qui ne se serait sans doute pas imaginé fils aussi turbulent, de son testament, de ce qu'est devenue l'Italie, après la défaite du fascisme qui emprisonna l'aîné, jusqu'à en venir à bout.
Mélancolique, ce que la forme des tercets amplifie, il ne parlera pas de Tombeau de Gramsci mais de cendres, au goût amer.
Ce sont "Les cendres de Gramsci", et pour la première fois je crois elles sont éditées à part, en France.
D'emblée le thème des cendres et des ruines, de Rome, est là. Car les espoirs portés par la Résistance au fascisme ont été engloutis dans le pacte de Yalta, qui prive l'Italie de tout destin révolutionnaire. La péninsule est à l'ouest de la ligne tracée par Churchill et approuvée par Staline. A moi, à vous.
Il règne ainsi en ce cimetière, celui d'Antonio Gramsci et celui des illusions, "une paix mortelle, et résignée, tout comme nos destins". Déjà Pasolini, jeune, mais à l'écoute du passé, a compris la naïveté des révolutionnaires.
L'ambivalence est une nature pour les poètes, c'est pourquoi ils cherchent à faire glisser le sens.
Il y a le profond désespoir : "nous sommes morts, avec toi, en ce jardin". Mais le peuple, que toute l'œuvre de Pier Paolo célèbre est encore là, on entend au loin le bruit de l'enclume "depuis les ateliers du Testaccio, assoupi". Et Pasolini, de bifurquer, de quitter la politique, ou plutôt d'être tout un, politique totalement, au delà de toute politique totalement. Pouvant évoquer Gramsci et dans le tercet d'après se laisser aller à l'évocation romantique du soir tombant sur Rome.
Près de cette tombe, tout se mélange, les idées et les sensations. Pasolini se demande pourquoi il est là. Il se méfie des politiques, qui ont tué son frère. Il connaît son appétence pour le morbide. Mais là, devant la tombe du grand penseur, du grand dirigeant, c'est l'admiration et le sentiment de la dette qui l'emportent. Et c'est à lui, l'admiré, qu'il dit ce qu'il a de plus intime : sa haine mêlée à son amour du monde. Il aime le monde sensuellement, mais ce monde clivé le dégoûte au plus haut point.
Et Gramsci, comme personne, a su en dire les clivages, de ce monde. Pasolini vit dans son époque. Il n'a pas les espoirs et les certitudes de son aîné. Il le confesse, "je vis sans rien vouloir". Déjà, dès les années cinquante. Le sentiment de la défaite. Ce sentiment de défaite s'amplifiera quand Pasolini verra, bientôt, la consommation venir tout pétrifier.
Mais Pasolini n'est pas Gramsci. Ce n'est pas un lien théorique, ni la "praxis révolutionnaire" qui l'unissent au monde, et en particulier à la classe ouvrière révolutionnaire, mais un sentiment (même si Gramsci insistait sur le lien sentimental qui existait entre les révolutionnaires et les masses, nécessairement). Le peuple, porte la joie, à son sens. La simplicité et la joie. Oui Pasolini est un intellectuel, de ces intellectuels si prégnants pour faire accoucher l'Histoire selon Gramsci; Mais est-ce un bienfait individuellement ?
"Mais à quoi bon la lumière ?".
La vraie raison de vivre, pour Paolo, ce n'est pas la politique. Ce n'est pas la politique populaire, c'est une attirance charnelle pour le monde, où prennent place les hommes, du peuple. Et dans sa déclamation il laisse éclater cette passion, comme une preuve de ce qu'il avance
Mais n'est-ce pas honteux, pour un révolutionnaire, de se laisser aller à de tels élans, alors qu'il y a la Cause ?
" Me demanderas-tu mort décharné/de renoncer à cette passion/désespéré d'être au monde ?"
Pasolini sait qu'il rend compte à Gramsci mais aussi à un autre, à son frère, résistant mort à la fin de la guerre, dans des circonstances troubles (sans doute dans un règlement de comptes entre communistes).
"Est-ce à lui, trop honnête, trop pur, de s'en aller, tête baissée ?".
Pasolini me rappelle le Baudelaire de "recueillement", seul, dans la foule ("la multitude vile", vision aux antipodes de Pasolini), déchiré. Mais alors que Baudelaire était déchiré entre le dégoût et les aspirations artistiques qui lui évitaient le suicide, Pier Paolo l'est entre la ferveur de la fête populaire, des sens, et le sens de l'Histoire, dont il sait pourtant, qu'elle est une Histoire de défaite.
"La vie est bruissement, et ces gens qui
s'y perdent, la perdent sans nul regret,
puisqu'elle emplit leur cœur ; on les voit qui
jouissent, en leur misère, du soir (...)
Mais, moi avec le cœur conscient
de celui qui ne peut vivre que dans l'histoire,
pourrais-je désormais œuvrer de passion pure, puisque je sais que notre histoire est finie".
Pasolini, lui, bien que "triste et las", enlisé dans le passé, orphelin de la grande cause, ne reste pas dans sa chambre, à contempler les "défuntes années en robes surannées" comme Baudelaire. Il plonge dans Rome, dans la foule. Il s'en sait séparé, mais il y trouve une fraternité singulière. Celle du partage d'une condition humaine.
" Pauvre , merveilleuse cité,
tu m'as appris ce que les hommes,
joyeux et cruels, apprennent, enfants,
les petites choses où se découvre
la paisible grandeur de la vie".
Pasolini n'a pas son pareil pour filtrer la beauté dans la pauvreté. Il s'y est plongé. Il transforme le sous prolétariat urbain en monde mystérieux, épique. Il rend aux pauvres leur gloire. Il n'a pas besoin pour cela de Marx et Gramsci qu'il a lus. Il a son don poétique.
"les lambeaux de papier et la poussière qu'en aveugle le vent entraînait ça et là, les pauvres voix sans résonance, d'humbles femmes venues des monts Sabins, de l'Adriatique, et qui maintenant campaient ici, avec des essaims de gamins durs et amaigris".
C'est paradoxalement ici, à Rome, exilé de sa campagne du nord italien, que Pasolini est devenu, en même temps qu'il évoluait dans ce peuple urbain, un intellectuel aux convictions fermes, séparé, donc, de ce peuple, dont il ne veut pas se séparer. A qui peut-il le dire, sinon au fantôme de celui qui théorisa la fonction de l'Intellectuel "organique", dédié à la lutte d'une classe, ce que Pasolini veut être. Bien loin de tout "art prolétarien". C'est à dire dans la sincérité charnelle et non dans la terreur bureaucratique guidant la plume.
Le don du poète c'est de donner sa place au travail humain, au labeur ouvrier, dans la beauté épique du monde, tout comme Homère et Virgile donnaient place aux dieux dans leurs récits terriens.