Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 février 2018 2 13 /02 /février /2018 20:08
Un secret malgré le monde entier - "Au coeur des ténèbres", Joseph Conrad

Joseph Conrad est un immense écrivain, ce qui signifie qu'il va au plus simple et par ce biais évoque l'universel. La honte et l'honneur, avec "Lord Jim", la manipulation du sens de la justice, avec "l'agent secret". Et dans ce court roman dont je parle aujourd'hui," Au cœur des ténèbres", qui a inspiré "Apocalypse now", on touche encore à l'essentiel.

 

Le propos n'est pas alambiqué, servi par un style suffisamment lyrique pour nous laisser attendre, peu d'évènements ayant lieu, le roman nous conduisant lentement et péniblement le long de pistes puis d'un fleuve, vers une énigme dont on ne sait rien, Conrad prenant soin d'introduire des éléments quasi hallucinatoires pour nous laisser douter et espérer que quelque chose de très probant va arriver.

 

Marlow, un capitaine de bateau qui doit sortir de la tamise, raconte à ses marins son parcours bref par l'Afrique, qui l'a vacciné de l'aventure. Il y était allé, sachant que c'était indispensable mais sans trop saisir pourquoi, y diriger un vapeur qui remontait le grand fleuve. Et là-bas il rencontre la sauvagerie polysémique, et Kurtz, un personnage qu'il ne fréquente que très peu, à l'orée de sa mort, mais qui le marquera à vie, et s'empare de ses pensées d'ailleurs bien avant qu'il le rencontre. C'est tendu vers lui qu'il descend le fleuve. Parti en Afrique sans trop se demander pourquoi, le capitaine Marlow se fixera l'objectif de rencontrer ce fameux Kurtz, que tout le monde admire, allé aux confins du monde connu, pour piller l'ivoire. Mais Marlow comprend tout à fait, contrairement aux médiocres qui l'accompagnent (portraits intemporels de bureaucrates), que l'ivoire n'est que le vecteur d'une quête plus profonde. Et certainement pas une promotion dans la Compagnie. .

 

Car Kurtz est allé au bout, à la source. Plus loin que Marlow. Il a essayé, tout bonnement, de faire le chemin à rebours de la civilisation, civilisation qui d'ailleurs - et le roman est un document violent sur le colonialisme, décrit comme génocideur, fondé sur des pulsions ignobles-, n'est pas reluisante. Mais les "sauvages" ne le sont pas non plus et on aurait tort de voir en Conrad un Gide, ou un quelconque romancier de gauche. Kurtz s'est saisi de sa mission, aller chercher de l'ivoire, pour remonter jusqu'au primitif. Pour se délester de tout surmoi. On l'admire pour cela et pas seulement les africains qui le divinisent. Par sa radicalité, il a rattrapé le primitif, et fort de ses savoirs occidentaux, il est devenu un être divin pour les autochtones. 

 

Au bout du bout, nous rencontrons un Conrad encore plus pessimiste que dans Lord Jim. Au bout de la civilisation, il y a le massacre moderne. Mais à rebours, on ne trouve pas le mythe rousseauiste, mais des têtes coupées arborées devant des huttes. "Au cœur des ténèbres" est un livre misanthrope dans un monde où l'on peut encore saisir le plaisir de la conversation polie entre gentlemen, sans autre illusion, quand cela se présente.

 

Conrad y utilise le procédé du récit emboité dans un récit, celui des mille et une nuits. Un narrateur raconte donc la narration d'un personnage, Marlow, qui raconte son périple mais a en vue pour l'essentiel l'arrivée d'un autre personnage. Ce procédé est habile pour éveiller l'intérêt du lecteur car d'une certaine manière on ne sait pas d'où la promesse sera tenue. Elle pourrait l'être par Marlow, par celui qui l'écoute ou par Kurtz. 

 

Une autre grande question de ce classique est celle de l'opportunité de la vérité. Aller voir au cœur des ténèbres, est une possibilité. En y allant on rencontre certaines vérités. Celle que Freud, par exemple, finit par concéder, quand il écrit "malaise dans la civilisation". Mais le travail de la civilisation est aussi de s'illusionner à ce sujet. Pour vivre ensemble on doit sans doute un peu ignorer, ou en tout cas oublier un peu, ce dont on est capable. Sinon qui accepterait d'être au milieu de tels fauves ? C'est pourquoi Marlow choisira de mentir sur Kurtz, quand il rapportera ses souvenirs à sa compagne retrouvée en angleterre. Seule la vérité est révolutionnaire. Mais personne n'est obligé d'être révolutionnaire.

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories