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14 novembre 2018 3 14 /11 /novembre /2018 00:25
Dans les vestibules de la pensée - "Roland Barthes" -Thiefaine Samoyault

Il est bien difficile d'imaginer écrire une biographie d'un homme qui a surtout consacré sa vie à penser et à écrire, en dehors de ses incursions secrètes dans les délices de la chair. On pense et on écrit d'abord seul. Dans un bureau, sur un canapé ou en marchant, et pas sabre au clair sur le pont d'un navire. Et pourtant Thiefaine Samoyault, en un style audacieux pour une biographie, envolé, l'a tenté et l'a réussi. Comme on l'a réussi récemment aussi pour l'amie de Barthes, Susan Sontag. Mais la biographie de Barthes est plus profonde encore que celle sur Sontag , elle s'enfonce dans le gris clair de cet homme, homme discret mais engagé, violemment impudique et pourtant retenu, et en ramène des richesses de réflexion sur ce qui réunit beaucoup de gens avec Barthes : l'attention à la centralité de la langue. Pour Barthes, la littérature c'est d'abord révolutionner la langue. Quand il nous parle de Sade, il nous parle d'une transgression des limites de la langue à dire, et de rien d'autre. 

 

La biographe fouille aussi loin que possible, jusqu'à l'hermétisme, dans les liens possibles entre l'œuvre et la personnalité. C'était d'autant plus difficile que cet homme, qui fascine nécessairement tout amoureux des lettres, a beaucoup semé à son propre sujet, laissé partout ce qu'il appelait des "biographèmes". Il a laissé aussi une masse considérable de documentation à travers des journaux, les innombrables fiches qu'il réalisait, de la correspondance mais surtout des agendas très factuels. Il a aussi écrit un "Roland Barthes sur Roland Barthes". Il fallait donc oser se confronter à la parole du Maître sur lui-même. Courageux.

 

Barthes, cet intellectuel inclassable, écrivain des passages, exigeant et pourtant très lu, touchant le grand public (ce qui ne cesse de m'étonner), se construit autour d'absences et de rendez-vous manqués. Absence du père, mort à la guerre. Absence de figure masculine, d'où une fixation infantile sur la mère, que l'on peut voir comme source de son homosexualité, un amour profond qui ne cessera qu'à la mort de celle-ci, trois ans avant lui, et dont il écrira le journal de deuil. Une mère qui le laissera grandir librement et qui peut-être lui a transmis cette douceur particulière dont ceux qui l'ont connu témoignent (on peut être profondément basque, comme lui, et doux !), comme sa voix que l'on peut aisément trouver sur internet. L'absence au monde social, aussi, car il passe la seconde guerre, au moment des engagements, dans des sanatoriums qui marqueront profondément son œuvre et sa manière de vivre, très ritualisée.  L'ennui menacera sans doute toujours Barthes. D'où sa capacité à s'enfoncer dans un objet au périmètre resserré (une simple nouvelle de Balzac, dans "S/Z"), ou son amour non démenti pour la musique (il était pianiste amateur), dont il parlait souvent à la radio.

 

Barthes est donc un homme des "vestibules". Il passe d'un domaine à l'autre, d'une approche à l'autre. Œuvrer autant que possible pour le théâtre brechtien, puis ne plus aller au théâtre, un jour. Théoriser le degré zéro de l'écriture, recenser les mythologies de la société de consommation naissante, produire une théorie de la photographie, analyser la civilisation chinoise. Il chemine au voisinage de la psychanalyse, il est structuraliste mais pas forcément adoubé par le pape Levi Strauss. Il s'approche, ne se fixe pas. Il rechigne à signer quelque tribune collective. Il reste ambivalent face au coagulé, sans non plus le refuser (comme le travail dans les revues, l'édition). C'est un individualiste très connecté à de nombreuses personnes de tous horizons. Dans le cinéma, par exemple Téchiné. Fidèle et attentif, lisant avec application les thèses des jeunes chercheurs. Brisant les barrières, sans ostentation ni vacarme. Il a son domaine à lui, l'Afrique du Nord. Le Maroc et la Tunisie, où il a travaillé jeune (ainsi qu'en Roumanie communiste !). Il y retrouve peut-être une de ses premières passions littéraires : la tentative de Camus, pour rénover la littérature avec l"étranger".

 

Son engagement à gauche n'est pas didactique. Il est pourtant radical, souvent, cet enfant lucide de la petite bourgeoisie, mais indirect, et donc encore lisible aujourd'hui, car non circonstanciel. Quand Barthes écrit sur Sade, Fourier et Loyola, il pense à Mai 68 mais nous pouvons l'entendre encore aujourd'hui sans l'impression de nous mêler d'enjeux anachroniques. Un certain fil directeur, un peu enfoui, chez Barthes, c'est l'antifascisme. C'est dans ce mouvement qu'il milite, jeune. Il dira aussi, avec provocation et génie, que "la langue est fasciste". Elle s'impose à vous. Et elle vous fait parler. En cela, il est d'accord avec Foucault ; le propre du fascisme n'est pas de censurer, mais de faire parler.  Quand il part en Chine maoïste, avec son ami Sollers, il se marginalise tout de suite, allergique au totalitaire qu'il perçoit immédiatement, malgré le parcours réglé sur mesure.

 

Qu'est-ce qui peut définir son œuvre, après tout, sinon une tentative, multiforme, de démystification, de déconstruction selon son ami Derrida ? Bref une lutte pour nous fournir des outils contre l'emprise fasciste des appareils de domination. La biographe esquive un peu cet aspect politique profond, au profit d'anecdotes, il me semble.

 

S'il est un domaine qui tente les dominateurs, c'est le corps. Un souci réel pour Barthes. Qu'il nourrit de sexe et de nourriture. Avec application, exigence. Un corps qu'il faut se trimballer, qui rappelle la maladie mortelle. Un corps taraudé entre les tentations ascétiques et les débauches.

 

La littérature, c'est aussi s'alléger du corps tout en partant du corps même. Barthes aimera beaucoup Sartre sans en être proche. Le corps dont on guette sans cesse les symptômes, donc les "signes". Sans la tuberculose Barthes n'aurait pas contribué à l'invention de la sémiologie. Barthes ne regarde pas vers le ciel, vers la métaphysique. Il part des corps, des objets, du corps dans l'espace. 

 

Sa sexualité, vivace mais buissonnière, rappelle sa manière de penser, qui ne se fixe jamais sur un seul objet bien longtemps, s'exprime aussi par fragments. Sur le discours amoureux par exemple.

 

Barthes a donné à beaucoup le sentiment de la liberté face à la littérature. Elle appartient autant au lecteur qu'à l'écrivain, et aucune méthode de pensée et d'analyse de l'écrit ne saurait s'imposer d'elle-même.  Barthes portait une utopie du lecteur. Et nous lecteurs nous ne sommes pas à la hauteur du rêve qu'il portait pour nous.

 

La maladie l'a marginalisé, l'a éloigné des parcours classiques qu'il n'a pu suivre. Pas d'agrégation. Pas d'Ecole Normale. Et pourtant il va imposer sa pensée et son style. Ce n'est qu'ensuite qu'il deviendra, par des chemins détournés, alors qu'il n'a aucun réseau d'appui, un grand professeur, qui changera aussi l'esprit universitaire, avec d'autres, à partir de la pratique des séminaires. Ceux-ci nourriront ses livres qui nourriront ses séminaires. Ses étudiants ont ainsi participé à son œuvre, et en restèrent profondément marqués, comme Julia Kristeva ou Chantal Thomas.

 

On doit Barthes, à ces gens méconnus mais si importants de la gauche non communiste, dont il était, qui lui ont tendu des perches. Tel cette figure majeure de la littérature en France au XXème siècle : Maurice Nadeau, qui lui donna accès aux tribunes critiques. Il lui faudra beaucoup de temps pour que sa place dans la pensée se traduise dans le champ universitaire. On le doit en particulier aux efforts de Michel Foucault, avec lequel il partageait une belle amitié magnifiquement décrite par la biographe. A une voix près Barthes est entré au Collège de France. Grâce à une campagne menée par son ami.

 

Son grand fantasme tardif et effrayant, lui qui meurt tôt, fut de franchir le pas de l'écriture romanesque. Lui qui l'a autant étudiée. Il s'y préparait, différait, tenait séminaire sur "la préparation du roman", avant d'être stupidement écrasé par un camion alors qu'il allait vérifier une question d'éclairage pour un cours. Il avait eu le temps de beaucoup nous laisser, tout de même. De se rattraper du temps inutile à craindre la mort, dans l'isolement et les rituels monastiques des sanatoriums, mêlant l'isolement et le collectivisme, comme dans les utopies socialistes libertaires. Ces expériences de vie ont beaucoup inspiré sa lecture structurale. Les structures, d'abord, lucidement. Mais la haine du fascisme. Sa personnalité furtive, insaisissable, mobile, est en elle-même antifasciste.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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