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20 novembre 2018 2 20 /11 /novembre /2018 13:52
En défense du corps - "Le peintre dévorant la femme", Kamel Daoud

Kamel Daoud se laisse enfermer une nuit, seul, dans le musée Picasso de Paris. Il y vient pour se risquer au regard, et à l'écriture sur l'énigmatique peinture de l'artiste révolutionnaire. Une très belle idée de la maison d'éditions. Un pari tenu. Kamel Daoud s'affirme comme un très grand écrivain. Un auteur courageux, quand on sait qu'il vit toujours en Algérie.

 

Daoud va ainsi interroger le rapport, maladif selon lui, réprimé, au corps, mais aussi à l'image, de sa "culture d'origine", et du monothéisme en général. Et donc sa propre évolution personnelle. Il n'est pas précisément un habitué des musées, dont il dénonce d'ailleurs la pauvreté dans son pays et l'absence dans le parcours éducatif. Le passé, au sud, est récit. Pour les fondamentalistes le passé est parole indépassable. Mais il ne se déploie pas dans l'espace, et surtout pas dans la représentation.

 

De cette nuit, l'auteur tire une longue réflexion, poétique, limpide, d'un style fluide pour aborder des sujets complexes à la lisière entre métaphysique, politique, et nature de l'art. Elle prend la forme d'un très joli livre : "le peintre dévorant la femme". Il tourne dans le musée, et à chaque regard, découvre de nouvelles facettes, dans la peinture et à travers l'introspection, comme dans sa culture, et celle de l'occident. Ce grand lecteur soumet ici ses émotions au miroir du pictural, et admet son embarras initial, finalement source créative heureuse.

 

Au musée Picasso, à ce moment là, il y a l'œuvre de 1932. Consacrée à son amour pour Marie-Thérèse Walter. Kamel Daoud y trouve un érotisme échevelé. Au cœur de cet érotisme, il y a la tentation de dévorer et d'être absorbé par le corps féminin, qui accueille, qu'on pénètre. Les portraits de la femme sont des autoportraits, car il y a un troisième corps qui apparaît, amalgamant l'homme et la femme, le visage et le sexe. Picasso a révolutionné la représentation du corps. Le sexe n'est pas un détail, c'est le corps qui est un détail de la pulsion sexuelle et donc des organes sexuels.

 

Il y a dans ces oeuvres un élan cannibale, qui trouve sa symbolique dans la morsure, ou la tentation de mordre, durant l'acte. Le peintre est un être de voracité. C'est un chasseur.  Par la peinture Picasso dit son désir de dévoration qu'il sublime et permet à sa femme aimée de dévorer sa créativité. Kamel Daoud ne fournit pas une version aseptisée du nu, il parle de désir, dans toute sa crudité. Alors qu'il publie au moment où l'on essaie de séparer le désir de tout motif pulsionnel unilatéral, avec un certain discours féministe, Kamel Daoud assume la facette sauvage du désir.

 

"Picasso peint le nu au moment même où il le dévore, où il se fait dévorer par lui. Ce n’est pas un nu immobile, c’est le nu pendant l’acte d’amour. C’est pour ça que les corps ont cet air désossé, éclaté, démantelé."

 

L'érotisme et la mort entretiennent, on le sait, notamment avec Bataille, une relation trouble et nécessaire. Tous mouvements que le puritanisme contemporain, y compris occidental (Daoud manque cet angle, idéalisant sans doute un peu la liberté occidentale) veut nier, et qui pourtant sont indéniables. Mais le rapport de l'érotisme à la mort n'a rien à voir avec la haine djihadiste du corps, qui veut pour sa part l'effacer, comme il cherche à tout aplanir. D'où la fascination du djihadiste pour le désert. Daoud imagine un personnage, un radicalisé, qui serait avec lui dans le musée. Le conservatisme musulman utilise le repoussoir de l'occident pour stigmatiser le corps. Daoud leur répond que l'orgasme, ce n'est pas l'occident.

 

L'écrivain est fasciné par la démarche du peintre, qui cherche à peindre l'acte même d'aimer, et non l'être aimé. 

 

Kamel Daoud revient à cette béance laissée au Maghreb, au proche orient, en orient, par l'interdit portant sur le sexe, le corps, et leurs représentations. Pourtant, ce qui est interdit est justement omniprésent tellement on s'efforce de le rendre invisible. Le sexe est obligé se se comporter comme un chat furtif, y compris en allant se cacher dans les cimetières, les cages d'escalier. Face à Picasso, Daoud retrouve son parcours d'émancipation vers la fameuse "ferveur" (on songe à Gide des "nourritures terrestres"), à travers la pratique de l'érotisme (qui joue un rôle essentiel dans sa vie, il l'affirme, il voit par exemple, Paris, comme une femme aux formes oblongues), mais aussi sa tristesse inconsolable envers les verrouillages de sa culture. Vivre l'amour en Algérie c'est organiser une réunion de résistants à Caluire, hier et aujourd'hui. "Nous n’avons pas encore sécularisé ni le corps, ni le texte sacré, ni l’art, ni l’histoire".

 

Dans l'islam fondamentaliste, qui ne résume pas l'islam loin s'en faut mais maintient la pression sur tous les musulmans,  le corps existe bien, ainsi que sa jubilation. Mais il est repoussé dans l'au-delà de la vie. La jouissance du corps, la rencontre avec les "houris", femmes sublimes promises au croyant pieux, suppose d'en finir avec la vie. L'accès au corps requiert donc d'en finir avec le corps réel. L'irreprésentable, c'est Dieu aussi. On ne peut pas éluder cette coïncidence. L'orgasme et Dieu, le corps féminin et Dieu. On touche ainsi à l'attirance pour la mort, au cœur du djihadisme. Et la place de la misère sexuelle dans la recherche éperdue et violente de l'absolu. Pourquoi soumettre les femmes, les couvrir ? Parce que, peut-être, elles rappellent aux hommes ce malheureux corps. Ce qui les sépare de Dieu

 

Picasso, lui, est aux antipodes.  il pense que jouir c'est vivre et mourir, alors que l'islamiste pense qu'il faut tuer et mourir pour jouir. Il peint sa "houri" vivante, terriblement vivante, avec ses chairs qui débordent, qui se mélangent au corps masculin. 

 

En terre d'Islam, c'est la calligraphie qui a trouvé le moyen, subtil, de défier l'irreprésentable, et Picasso l'avait saisi. Le calligraphe montre en pleine Mosquée les courbes et les cils de la femme.  Il y a aussi, en terre d'Islam, la parenthèse de la plage, d'ailleurs menacée par les djihadistes (attentat de Sousse en Tunisie). Cette plage dont Kamel Daoud a tant parlé dans sa contre enquête sur l'étranger de Camus.  Autre refuge : la sieste. Où l'on ne prie pas. Espace de liberté pour le corps et le sexe.

 

Kamel Daoud voudrait guérir sa culture d'origine de la haine du corps. Il ne s'explique pas encore, pourquoi cette haine est si tenace au Sud. Il chemine, encore. Et nous avançons avec lui.

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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