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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 12:38
A mon tour de guetter, maman - Le guetteur- Christophe Boltanski

Robert Linhart, l'auteur de l'"Etabli", qui fait sans doute partie des quelques livres qu'on se doit de lire si on s'intéresse au mot "travail", s'est tu à jamais, après avoir trop et mal parlé, en leader maoïste, comme le raconte sa fille dans "le jour où mon père s'est tu". Le symptôme était on ne peut plus "parlant", il l'est souvent,perçu de l'extérieur. C'est autre chose que d'y accéder soi-même. J'imagine que Linhart a du être bien suivi au vu de ses fréquentations (Lacan), mais il ne s'en est jamais vraiment sorti. Sa force intellectuelle s'est muée en force psychique, certainement épaisse comme muraille.  La force peut conduire au malheur. Nietzsche ne disait-il pas qu'il fallait "protéger les forts", lui-même génie infiniment fragile ?

 

Françoise, la mère de Christophe Boltanski, de la même génération, de celle des parents de la mienne, est elle aussi une jeune intellectuelle, dans les années soixante. Elle abandonne Sciences po bien que très brillante, sentant certainement que son désir n'est pas là et qu'elle court à l'impasse, découvre la politique avec la guerre d'Algérie, à peine une quinzaine d'années après la Résistance et la collaboration, porte des valises pour les réseaux français de solidarité (Curiel, qui cohabitait avec celui de Janson), puis directement pour le FLN qui reprend en main la solidarité des militants "de souche". 

 

Après cette expérience, qui est une victoire malgré tout, Françoise ne se tait pas mais s'alite, se terre, non pas en "Alexandre le bienheureux" ou en Oblomov, mais en recluse, travaille quelque peu pour la télévision, puis se cache à nouveau, ne sort que dans les moments d'absence des autres, pour aller chercher de quoi se nourrir. Elle est furtive, aussi,  dans Paris, se déplaçant d'appartement en appartement vers l'Est. Infiniment nerveuse, chassant quelque démon en s'intoxiquant de cigarillos jusqu'au cancer final.

 

Dans son petit appartement, après son décès, qui commençait à ressembler à celui d'un malade du syndrome de Diogène, il retrouve des tentatives, avortées, d'écriture de roman noir et la preuve qu'elle a eu recours aux services d'un détective privé, espèce en voie de disparition. Elle a tenté, joliment d'ailleurs, d'écrire, dans la lignée de cette grande reconversion du gauchisme dans le polar, qui nous donna Patrick Manchette (qui eut détesté être qualifié de gauchiste). Une des bribes  évoque un guetteur, un détective.

 

Christophe va enquêter, à la recherche de sa mère. Il n'a pas mesuré la portée, pleine de gravité, de ses élucubrations qu'il traitait avec légèreté. Cela nous donne un roman à certains égards proche d'une œuvre de Modiano (évoqué au détour d'une phrase), une plongée sensible dans un Paris à plusieurs époques, déchirant, dès les premières pages. Ecrit avec la clarté d'un grand virtuose.  Boltanski écrit finalement, avec "Le guetteur", un des romans que sa mère aurait commencé, puisque l'on n'écrit que sur soi-même, et réalise une nouvelle synthèse avec sa filiation. Il se fait lui-même guetteur. De sa mère, qu'il imagine jeune, derrière la vitrine d'un café, s'il la surveillait, de ses allées et venues, de ce qu'elle ne disait pas. Le fils n'a jamais su qu'elle avait essayé d'écrire. La littérature consiste à adopter le point de vue de l'autre. Sa planque pour guetter.

 

Pour ce qui concerne Linhart (Boltanski ne l'évoque pas), le sens du silence est assez évident. La démission de la parole est une conséquence directe de la toute puissance galvaudée et à la dérive du discours marxiste léniniste.  Certains ont dit qu'on ne pouvait plus écrire après Auschwitz, son inconscient a du considérer qu'on ne pouvait plus parler après avoir soutenu la révolution culturelle et le Cambodge maoïste. Le sens d'une profonde responsabilité, de prendre ainsi le monde sur ses épaules. Mais aussi la continuité de la prison narcissique du révolutionnaire au post révolutionnaire, de l'enthousiasme aveugle à la déception inconsolable. Pour la maman de l'auteur ici, le sens de son comportement n'est qu'au bout de l'enquête d'un véritable détective, l'auteur, qui lui même se mue en guetteur. Le titre du roman est ainsi polysémique. 

 

On ne guérit pas de sa jeunesse, on vieillit et on ne cesse pas de régler des comptes avec elle, avec ces moments où tout restait possible. Françoise a épousé, depuis sa vie d'étudiante, la cause de l'Algérie indépendante. Elle a d'abord écoulé des tracts, à la Sorbonne. Puis elle s'est insérée avec ses copains dans les réseaux clandestins plus sérieux, fondés sur le fameux triangle (je ne connais que mon camarade au dessus, et mon camarade en dessous). Elle a transmis des messages, et un jour elle a été conduite à héberger, un long moment, un haut responsable de la lutte dont elle ne savait rien. Puis est venue l'ordre de passer à une étape suivante ; la vague des tortures et des assassinats de militants algériens devenait insupportable, menée à Paris par le sinistre pétainiste Papon, des actions de rétorsion étaient menées. On sollicita alors les étudiants pour filer un flic, sans doute aux mains souillées de sang et de douleur abominable, afin de préparer le plan de vengeance qu'ils n'auront pas à exécuter. Ce passage à l'étape au dessus, qui supposait de guetter pour que d'autres enlèvent et tuent, elle ne l'empruntera pas. Les atermoiements de son petit groupe d'amis étudiants ne le permettront pas, mais son fils se dit que certainement, elle aurait accepté, si ça ne tenait qu'à elle, en ces temps où seuls les mecs la ramenaient en réunion.

 

Bientôt tout le réseau tombera, et Françoise, menu fretin, échappera au coup de filet, avec le père de Christophe. C'est dans cet intervalle de planque, dans la crainte, que le fils sera conçu.

 

Il n'empêche que Françoise a été guettée, par la DST, et aurait pu guetter. Et entrer dans une autre vie.

Et la vie, elle-même, du monde, aurait pu bifurquer, comme l'envisageaient les rêves révolutionnaires. Puis, certains ont été arrêtés, pour beaucoup ensuite libérés, certes, et Christophe en a retrouvés quelques uns. Mais à cette époque on pouvait finir dans la Seine. Ces moments occasionnèrent une brisure irréversible. Et peu à peu l'écrivain découvre dans les comportements "border line" de sa mère, jamais froidement analysés ni jugés, toute une symbolique qui a sa cohérence. Françoise a peur d'être guettée. D'être encerclée. Elle ne l'a pas été mais aurait pu l'être.

 

Elle entend des bruits, voit ses voisins en persécuteurs, notamment... L'auteur des "barpapapa" (!!!), qui vit dans la même impasse que la sienne. Elle engage un détective, un guetteur, et celui-ci tente de lui expliquer qu'elle est tranquille, mais du coup se retrouve pièce du complot. Et pourtant Françoise résiste. Une psychanalyste, qu'elle voit, sur l'insistance de sa famille, n'ose pas aller trop loin de peur de briser l'équilibre instable mais réel qui est le sien. Il lui a permis, notamment, dans les années 90, en ces temps de mouvement social revigoré, autour des sans papiers, des chômeurs, de reprendre une vie militante trépidante, sans dire mot de ces moments du passé.

 

Puis vint la vieillesse, le repli, le château obscur accessible qu'à soi-même, de plus en plus sombre. Jusqu'à la couper d'un fils qui lui, vit une vie cosmopolite. Ce roman vrai, construit comme une résolution d'énigme de détective, ce type d 'intrigue dont Françoise était friande, les rassemble enfin. 

 

Il nous dit aussi, je crois, que la faiblesse terrible de certains, tragique, n'est que le sceau de leur force immense, qui ne peut pas s'exprimer à cause de l'Histoire, du monde, et se retourne contre elle-même.  Ce paradoxe,  je crois, n'est saisi que par peu de gens. Par ceux qui se dédient à l'écoute approfondie du langage. Dont sont les lecteurs. Peut-être que les peuples dits primitifs le comprenaient, à leur manière. Ils ne marginalisaient pas ces gens, mais les nommaient chamanes.

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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