"Combien en est-il là-haut qui se croient de grands rois, et se vautreront ici dans la fange, laissant après eux d'horribles mépris !"
Virgile,traversant le cinquième cercle de l'Enfer de Dante.
Les premières lignes du premier grand livre écrit en italien, au bas Moyen-Age, nous indiquent :
"Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j'avais perdu la bonne voie. Hélas ! que c'est une chose dure à dire, combien était sauvage, et âpre et épaisse, cette forêt (...) Elle est si amère, que la mort l'est à peine d'avantage".
La dépression, qu'on a appelée mélancolie, acédie, est peut-être une pandémie post moderne, à bien des égards, mais elle est la compagne ontologique de l'humain, et semble t-il de l'humain qui acquiert du temps, selon Aristote, pour penser. C'est donc sur le constat d'une dépression, nettement, que "L'Enfer" de Dante, ouvre la "Divine Comédie".
Je n'achète jamais, ou vraiment exceptionnellement, ce qu'on nomme de "Beaux Livres". Mais il arrive qu'on m'en offre. Je possède ainsi une sublime édition bilingue de "L'enfer" (j'ai appris l'italien au lycée), agrémentée de dessins de Gustave Doré s'il vous plait. Je me suis décidé à m'y plonger, délicatement, l'objet étant lui-même impressionnant (et je ne fétichise nullement les livres en tant qu'objet, même si je préfère le livre objet au fantôme numérique de très loin).
Doré était un adepte du morbide, comme son contemporain Baudelaire . Un voyage en enfer ne pouvait que le passionner, il était d'ailleurs passionné par Orphée. Il trouvera donc le moyen d'illustrer Dante, comme étape de son grand projet d'illustrer les grands textes de l'Histoire humaine. Le jeune caricaturiste, qui rêvait d'anoblir son art, a connu ainsi en son temps un immense succès. Et il apporte, par son talent, une touche néo romantique à la lecture du classique médiéval. Il y a une approche très avant gardiste de Doré, je trouve, dans le dessin des corps, qui anticipe la bande dessinée contemporaine. Et son grand talent, ce sont les drapés, et les contrastes. Nous en avons, je crois, pour plus de soixante dix dessins, à nous régaler.
Je reviens au texte. Cette dépression inaugurale est un chemin vers la vérité. Ce qui suppose, que l'on en sorte, sans doute, pour pouvoir la raconter sans y être immergé.
Le guide de Dante, on le sait, c'est Virgile, auteur de l'Enéïde, l'odyssée romaine, qui théorise le lien entre le peuple de Troie et les romains. Il a déjà parlé de l'Enfer puisqu'Enée le visite. On nous dit parfois que le Moyen Age ignorait l'Antiquité, que les textes sont ressortis pour nourrir la Renaissance, et que l'Eglise interdisait toute référence au paganisme. C'est plus compliqué, donc, qu'il n'y paraît, même si la papauté n'a pas toujours vu Dante d'un bon œil et l'a longtemps censuré. Rome, après tout, est l'héritière du Christ, et donc il y a continuité entre Enée et la papauté. En tout cas l'intellectuel médiéval connaît ses classiques athéniens et romains comme sa poche. Et on sait qu'Aristote fut toujours cité, par les théologiens. Ses classifications des passions sont d'ailleurs connues de Dante.
Le modèle littéraire de Dante, auquel il reprend la structure du long poème (et les comparaisons homériques), est donc aussi son guide personnel dans le livre; par mise en abyme. Un guide qu'il a en haute estime, et qui le lui rend bien (la modestie de Dante n'est pas son fort, il s'envoie souvent des fleurs de la bouche même de Virgile ou d'autres personnages croisés dans les cercles du cône infernal).
L'angoisse, c'est compréhensible, saisit Dante, à l'orée du voyage que lui propose Virgile. Il a certes franchi les bêtes fauves qui l'attendaient avant de trouver le poète (qui sont-elles ? Le retour à la bestialité que la tristesse laisse entrevoir, les passions dans lesquelles le triste Dante pourrait plonger tout à fait). Mais Virgile calme son anxiété en évoquant l'aimée défunte de l'italien médiéval, Béatrix, qui est venue du paradis pour le supplier de porter secours à son amour encore du monde ici-bas. Une occasion d'un bel éloge de la femme aimée passionnément. Non, l'amour n'a pas attendu l'âge moderne, ni le romantisme.
A l'entrée de l'Enfer, on apprend qu'on y perd toute espérance, mais aussi, dialectiquement, toute crainte.
Le premier cercle est celui des "sans blâme et sans louange". Ceux qui n'ont rien dérangé, que René Char fustigeait. Ils n'ont rien laissé. Ils n'ont pas leur place au paradis mais durement Virgile précise qu'ils n'ont aucun intérêt. Heureusement que les historiens auront un autre avis sur eux (avec l'Ecole des Annales). On songe à Sartre, aux "salauds" qui font mine de ne pas s'engager, par leur passivité, alors que la passivité est le choix du gagnant. "Je hais l'indifférence" disait Gramsci qui avait sans doute répété ses gammes avec Dante.
Dante se juge comme un continuateur digne de Virgile, mais en écrivant ne pense pas à son universalité intemporelle, alors il évoque beaucoup les polémiques de son temps, croise des personnages de son époque, comme un pape qui a abdiqué. Il règle quelques comptes.
Parfois, il insère de sublimes phrases, tellement profondes de sens. Dieu est ainsi souvent nommé par l'expression" là où l'on peut ce que l'on veut", ce qui est manière très sage de décrire l'humain, finalement, en contrepoint. Celui qui sagement ne veut que ce qu'il peut, sous peine de souffrir grandement.
Ils tombent bientôt sur Homère, Ovide, Lucain, Horace... Et Dante est heureux d'être parmi eux, dans les limbes. Il ne s'attend pas à mieux pour lui. Reflet de ce que peut espérer au mieux, l'homme de lettres laïc, en son temps. En ces limbes il croise bien des célébrités. Socrate et Platon, mais aussi .... Saladin de manière plus étonnante, et... Averroès, déjà connu en Europe, et reconnu pour son rôle fondamental dans la relecture d'Aristote ! Les grands esprits n'avaient pas de frontière, en 1400.
Tous ceux là n'ont simplement rien à espérer.
Que font-ils ici ? Ils sont des païens, ils n'ont pas été baptisés. Dur tout de même... De condamner, même légèrement, ceux qui ont vécu avant que Jésus ne parle. Mais c'est ainsi, il n'y a de salut que dans Dieu.
Puis il faut s'enfoncer sous terre. Les cercles de l'Enfer s'enchaînent, très structurés, comme la psychologie structurera l'esprit humain. Ces effets de structure, présentés sous forme allégorique, dans un univers dominé par le divin, sont des préludes du rationalisme, et des logiques organisatrices qu'il fondera. D'abord ils châtieront ceux qui n'ont pas su se retenir, ensuite ceux qui ont pêché plus consciemment, jouant au plus malin avec Dieu, puis les vrais méchants, avides de mal. L'univers carcéral bien fondé tel qu'analysé par Michel Foucault est déjà en travail, dans l'imaginaire de Dante.
Second cercle : ça commence à crier. Il y a là un politique, Minos, qui fut Roi de Crète, et joue le rôle de triage avant supplice, pour sa connaissance des pêchés. L'Enfer de Dante n'est pas imaginatif au plan social au point de remettre les pendules à zéro, on le voit. Les derniers n'y sont pas forcément les premiers. Dans ce cercle on rencontre ceux qui ont commis le pêché de chair, Leur présence ici affecte Dante, car il s'y trouve de grands amoureux. Virgile retrouve Didon, l'amoureuse délaissée par le sens du devoir d'Enée.
Ceux du troisième cercle sont livrés aux griffes et crocs de Cerbère. Dieu y punit ceux qui ont commis le pêché de gourmandise, pire, donc, que le pêché de chair ! Dante est pris de pitié devant les suppliciés (Dieu, finalement, est tout de même trop sévère, glisse t-il implicitement).
Le quatrième siècle est dirigé par Pluton. Il est promis aux avares et aux dépensiers qui s'y entrechoquent. Ils s'y sont précipités tous seuls, tout l'or du monde ne pouvant les apaiser (l'Enfer comme métaphore, déjà).
Au delà du Styx, le cinquième siècle accueille les colériques. Nos deux amis rencontrent alors quelque difficulté. On ne veut pas laisser passer un vivant. La rébellion continue, même en enfer, contre la volonté divine qui a concédé le visa à Dante. Dieu doit envoyer un émissaire recadrer les récalcitrants d'un geste.
Au sixième cercle, on croise d'abord les hérésiarques. On y trouve aussi les matérialistes... Comme Epicure, qui font "mourir l'âme avec le corps" (on les avait déjà à l'œil les athées).
Plus on enfonce, plus ça pue, et on arrive alors vers ceux qui ont fait violence à soi, à Dieu, dont les fraudeurs. Il est à noter que ceux qui ont fait violence à soi sont lourdement punis, les suicidaires mais aussi tout simplement ceux qui ont pleuré alors qu'ils auraient du être heureux. Le malheur ici-bas n'est pas autorisé si aisément. On mesure ici ce qui sépare la culture de ce temps de la nôtre où ces gens là seraient au paradis.
Les traîtres, sont ce qu'on trouve de pire ici.
Le septième cercle donne aussi dans le syncrétisme entre mythologie antique et christianisme. C'est ainsi le Minotaure qui en est le gardien. Cet endroit inconfortable conserve les violents envers autrui, qu'on fait tout de même bouillir dans le sang. Les centaures y expliquent que plus loin, on rencontre les tyrans sanguinaires, comme Alexandre le Grand., Attila, et des seigneurs italiens oubliés auxquels Dante réserve un fort mauvais sort. Les âmes féroces y sont transformées en arbres, dévorés par les harpies.
On rencontre, plus bas, le démon monstrueux de la Fraude, et quelques florentins que Dante a connus. Guillermo del Toro, sans doute, a été à son aise, un jour, comme lecteur, dans cette galerie monstrueuse scandée par Gustave Doré.
C'est un monstre, qu'ils doivent chevaucher pour parvenir aux dix fosses du huitième cercle. Les séducteurs y sont fouettés par les démons. Jason est du lot. Dans ce cloaque souffrent les anciennes courtisanes. Une fosse est consacrée aux simonies (de Simon le Magicien, hérétique gnostique vilipendé), c'est à dire aux trafics spirituels qui déclencheront plus tard la Réforme luthérienne. Ici on trouve évidemment des papes.
Evidemment les deux poètes font des rencontres, certains damnés en profitent pour jouer des tours à leurs gardiens, et ce n'est pas une randonnée particulièrement sécure. Même si les damnés généralement, sont courtois et bon guides, comme ces pharisiens qui firent condamner le Christ, et subissent maintenant la crucifixion éternelle. Les supplices deviennent de plus en plus cruels et imaginatifs. Les voleurs d'objets religieux sont brûlés sans cesse par des serpents. On a la surprise de rencontrer Ulysse, qui fut tenté de naviguer au delà de l'interdit, après les portes d'Hercule. Mais on croisera aussi Mahomet, entre autres "semeurs de discorde". Mais encore les alchimistes. Dante voit un membre de sa famille.
Les géants, qui résistèrent à Jupiter (parfaitement compatible donc avec le Dieu chrétien, mais supplanté) transportent alors les deux poètes au dernier cercle. C'est la demeure de Lucifer lui-même, qui s'occupe personnellement des trois grands traîtres que furent Judas, Brutus et Cassius. Le gel, plus terrible que la chaleur, y est utilisé comme supplice. "Tout langage est impuissant" à décrire le mal absolu, dit Dante mais enfin il est homme de lettres alors il s'y essaie tout de même (le mal n'est jamais radical dira Arendt, seul le Bien peut l'être).
Et très vite alors, Dante et Virgile peuvent ressortir de l'Enfer par un sentier dérobé et revoir le ciel étoilé. Après quel parcours !
Evidemment pour le lecteur d'aujourd'hui, la frayeur n'est pas au rendez-vous de la lecture. Nous sommes trop habitués aux films d'horreur, à leurs effractions psychiques.. Tout cela nous paraît de la bluette. Les lecteurs d'autrefois devaient sans doute frémir, sur d'autres bases cognitives. Mais c'est la langue, dont on se délecte, même s'il faut savoir passer outre (ce qui relève d'une éducation de lecture) les références aux débats florentins de l'époque, et au passé de Florence, dont Dante truffe le récit, et qui n'ont pas d'importance à nos yeux. Un écrivain c'est d'abord une langue, et celle de Dante, même traduite, coupée d'une grande partie de sa portée poétique, est enchanteresse.
Dante nous a offert un parcours dans l'enfer, irréprochable au regard de l'Eglise, malgré les franches mises en cause de papes, mises en évidence par leur présence. Il est laïc et propose ainsi une sorte de voyage ethnologique en enfer, ne blâme pas, sauf exception (en réponse à la provocation), les damnés qui sont là. Il perpétue la crainte de Dieu, tout en suggérant que tout cela pourrait relever de la métaphore de nos propres tourments de mortels. Dante écrit à une période charnière. Juste avant la Renaissance. Il l'annonce tout doucement, notamment, déjà, par la vitalité des références antiques dont il est un des vecteurs dans la culture de son temps.