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4 janvier 2019 5 04 /01 /janvier /2019 16:42
La conversion fantasmée au roman - Roland Barthes - La Préparation du roman - Cours au collège de France

Les cours de Roland Barthes au collège de France, de 1978 à 1980, ont été édités, sous le titre de "La préparation du roman". Les lire, même si c'est une aventure un peu prenante (554 pages) est un très agréable moyen de faire connaissance avec le génie touchant de cet homme d'une grande sincérité. On l'y retrouve tout entier, plus accessible sans doute que dans ses essais (j'en ai lus quelques uns, ainsi que sa biographie), grâce à l'oralité, ici clarifiante, et à l'aération du propos.

Comme Professeur, Barthes était d'une honnêteté inouïe, et assumait; en dialogue constant mais discret avec la psychanalyse, en quoi ses fantasmes, ses drames intimes, ses doutes, influaient sur son enseignement, en déclenchaient même les problématiques. Barthes était inclassable, et ne se présentait jamais sous le manteau de "la science". Ses cours, foisonnants, plein de digressions succulentes sur des myriades d'écrivains, de théories, d'anecdotes de vie (le cours permet de jouir d'une certaine souplesse de la structure, surtout au collège de France où on ne bachote pas à la fin), manifestaient aussi sa pensée en plein processus d'élaboration, et souvent, débouchaient finalement sur un livre. Pas ici. Il est fascinant de voir cette pensée dans son mécanisme même de progression.

En l'occurrence, Barthes va publier son livre sur la photographie, "La chambre claire", mais s'interroge, après la mort de sa mère, sur la possibilité d'une vie nouvelle ("la vita nova" de Dante), qui reposerait sur le projet d'écriture d'un roman.

"Le roman, c'est une œuvre générale aux contours imprécis, mais qui précisément résout la contradiction entre la connaissance du monde et l'écriture, entre les savoirs et l'écriture".

Etudier "la préparation du roman", c'est ainsi se mettre dans la peau de celui qui se prépare, tel un cuisinier, à la réalisation du roman. Et c'est ce qui définit le contenu de son cours, dont la conclusion aurait pu être, justement, un roman. Mais ce ne le sera pas, Barthes ne franchira jamais ce pas. On comprend aisément qu'un homme qui a tant consacré à penser le romanesque hésite, comme Prométhée, face à l'Olympe. Pour sa part, il attribue ce renoncement à son incapacité au "Mensonge luxuriant" du roman, qu'il doit à sa culture calviniste.

Donc le cours part de ce fantasme personnel du roman, de cette "conversion"  possible dans l'écriture. Est-il possible encore d'"écrire un roman ? Barthes ne veut pas se laisser "impressionner" par cette question.  Il ne tombera pas non plus dans une énième réflexion sur ce qu'est le roman, son essence, mais tiendra le long fil de la pure interrogation sur comment se prépare le roman. 

Barthes ressent intensément le présent. Il n'envisage ainsi, même si Proust l'accompagnera étroitement tout au long du cours, que d'écrire un roman à partir de son présent.  Un premier problème que ressent Barthes c'est celui de passer de son écriture habituelle par fragments (qui assume selon lui, et les psychanalystes, une certaine castration), au "nappé du roman".  Barthes a déjà une pratique de l'écriture du présent, c'est la Notation.

Lire et étudier les haïkus, comme moyen de passer de la notation à l'écriture narrative

Comment passer de la notation au roman ? Un moyen de le penser est de se pencher profondément sur le haïku japonais, qui le fascine, et va occuper une partie importante du cours. Le haïku est une recherche de la limite de la puissance du langage dans sa ténuité et sa camisole formelle très stricte. Il donne la sensation du sujet, et non de l'auteur.  Il fuit la généralité, et "va vers une individuation intense". Il produit un Instant vécu. Le haïku est l'individu comme séries de nuances, et la nuance c'est la vie (c'est pourquoi pour Barthes l'absence de nuances dans le discours journalistique moderne est mortifère). Le domaine du haïku c'est donc le moment particulier (un cousin occidental en serait le Kairos) que l'on saisit. Un art de la contingence, de la rencontre, du geste. Ce qui vient au secours de l'impression de réalité pour les hommes. Le haïku, dépourvu de toute idéologie, est un "assentiment" pudique "à ce qui est". Le chemin de la réalité, et non de la vérité. Barthes rapproche cette forme japonaise à son autre passion pour la photographie, témoignage de ce qui a est puis de ce qui a été. Le haïku contient, dans sa densité explorée par Barthes, toute une narration qui pourrait se déployer. C'est ainsi le vecteur qui permettrait la conversion, de la notation à l'écriture longue du roman, car la matière du roman que fantasme Barthes, ce sont ses "petits scoops intérieurs", des moments d'intensité, soudain, un sentiment d'éternité de l'instant.

"Beaucoup, beaucoup noter, tout le temps noter, en divisant beaucoup, finalement téléologiquement, c'est le roman qui est au bout".

Le rôle de l'écrivain est d'être parmi les hommes et de capter des moments. Des "épiphanies" selon Joyce.  "Nous savons tous que quand nous lisons un livre, il y a des moments où ça se noue et où il y a brusquement une sensation d'exception. La conjonction d'une émotion qui submerge (...) et d'une évidence, en quelque sorte, de la représentation".

Une affaire de désir

Mais il y a le désir d'écrire, le désir d'écrire est toujours lié à celui d'avoir lu. Passer de la lecture à l'écriture suppose un "différentiel d'intensités".  Ecrire c'est vouloir réécrire parce que ce que j'ai lu ne suffisait pas (on en arrive à la nature même du désir). Ce désir d'écrire est un désir angoissé, ici Barthes convoque souvent Flaubert et Kafka, Proust encore, qui écrit peut-être la Recherche avec l'angoisse que la littérature va peut-être mourir.

Pour Barthes, il l'a dit ailleurs, écrire est un verbe intransitif. On écrit quelque chose, toujours, mais écrire est écrire pour s'affecter soi-même. Ecrire est une énonciation. "Je suis un homme-plume" a dit Flaubert.  Mais écrire a beau être un verbe intransitif, on a jamais fini d'écrire. Certes il y a "le sabordage" rimbaldien, son désir violent se déplaçant de l'écriture au voyage. Le Moi Idéal de l'écrivain le pousse toujours plus loin. D'abord l'écrivain demande qu'on l'aime parce qu'il vaut plus qu'il n'y paraît, puis quand cela est obtenu, son désir le pousse à demander qu'on l"aime parce qu'il vaut plus que ce qu'il a écrit, et le livre est à venir, toujours.

Les trois épreuves

Cet écrivain doit franchir trois épreuves : l'objet de l'écriture. La vie avec l'écriture, et une épreuve morale qui est celle du jugement sur ce qu'il écrit.

Pour ce qui concerne la première épreuve, Barthes considère que la philosophie de l'écrivain est une sorte d'alibi, comme nous l'avons dit. Ecrire, c'est s'affecter soi-même d'abord. Il y a "concomitance" entre cette affectation et le "fond" de l'écriture. Reprenant Nietzsche qui l'accompagne souvent, Barthes place le contenu du côté des prêtres, tandis que les artistes sont dans le "faire". On fantasme donc avant tout une forme-livre (j'ai publié un livre, et j'ai vécu exactement cela). Flaubert dit très directement son fantasme avec son désir affirmé d'écrire un livre "sur rien". Le fantasme peut hésiter. Entre le Livre Origine (référencé à la Bible), le  livre Guide (la Divine Comédie), Le Livre Clef (Don Quichotte pour les espagnols)., l'Anti Livre (Lautréamont), le Livre Somme où l'on met tout de sa vie et qui constitue un moyen d'aller à la recherche éperdue de savoirs, comme matériau du roman. Ou encore le Livre pur., émondé Mallarmé a fantasmé un livre total hors le livre, sous forme de narrations à la rencontre des gens.  Ne pas choisir, ce serait la forme de l'Album.

La deuxième épreuve c'est celle de la patience. Le romancier doit s'astreindre à une vie méthodique, le monde étant "hostile à la littérature", le meilleur exemple étant ce qu'exprime très explicitement Kafka dans son Journal. Pour ce dernier, même l'amour était incompatible avec l'œuvre. Barthes lui reprend cette jolie expression d'une solution consistant à "seconder le monde", à faire passer le monde dans son œuvre. Barthes explore tous les obstacles, parfois très prosaïques, qui font que la création doit être "arrachée" à la vie sociale, et les solutions qui ont été adoptées par les écrivains, les lois qu'ils s'inventent. Jusqu'à la maladie qui cloue au lit où l'on peut écrire. Ecrire implique un égoïsme.

Il réserve aussi un pan de sa réflexion à ce moment "où ca prend", où par exemple Proust passe de l'essai à la prolifération, jusqu'à la proximité de la mort, de la Recherche. Ce moment peut être lié à la survenue de crises particulières, ou à une découverte, notamment celle du bon "Je". Proust a déclenché la Recherche quand il a mis le doigt sur le bon "Je" (un mélange de Marcel et de l'auteur). Il y a bien sûr la programmation qui se clarifie. Par épisodes, ou alors comme un rectangle qu'il s'agirait de remplir, comme un peintre (vision de Paul Valéry). Barthes file la métaphore culinaire de la préparation. Quand la mayonnaise a "pris", donc, on peut aussi avancer en ajoutant indéfiniment les ingrédients, et en grossissant la mayonnaise. 

Mais les obstacles pullulent. La transformation du Moi, pendant la rédaction de l'œuvre au long cours. Les pannes, aussi. 

La troisième épreuve est celle de la séparation d'avec l'œuvre écrite. Ecrire au contemporain c'est savoir qu'on n'écrit plus dans un monde où la littérature est une force active. La classe dominante ne défend plus la lecture. " Nous sommes donc tous qui aimons la littérature des exilés sociaux". L'Ecrit est "doublé par le writing", ce que Mallarmé appelait déjà "l'universel reportage". Barthes a donné ce cours en 1980 et la tendance s'est confirmée. On parle même de logiciels d'écriture à substituer aux journalistes.

En définitive, Barthes n'écrira pas de roman, mais il se fera une certaine idée du roman qu'il aurait mis en chantier. Il fantasme la simplicité, "une esthétique du lisible", ce qui suppose une armature. Elle ne se situerait pas dans cette littérature du méta discours (le langage qui parle du langage), celle de Maurice Blanchot, qui considère qu'il n'y a aujourd'hui littérature que dans le constat explicite de la fin de la littérature. Ainsi celui qui au début de sa "carrière" décrivit, en parlant d'Albert Camus, "le degré zéro de l'écriture", avec admiration, aimerait lui-même, à la fin de sa vie, écrire au premier degré. Ce roman aurait assumé sa filiation, et Barthes l'aurait voulu désirable par sa langue. 

Finalement ces cours nous permettent de pénétrer le mystère du désir de l'écriture, qui ne concerne pas tous les lecteurs, mais un certain nombre.  Voici pour finir deux citations brillantes, parmi cent autres possibles, qui illustrent cette recherche constante de Barthes.

" L'Ecriture, c'est précisément ce qui stoppe l'hémorragie épuisante de l'imaginaire, hémorragie qui est à même la parole"

"Voila la chance, l'aléa, le miracle de l'écriture ; que ce qui a perdu de la valeur quand on le parlait, gagne une autre valeur quand on l'écrit, mais ce n'est pas sûr". 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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