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12 janvier 2019 6 12 /01 /janvier /2019 09:59
Transiger, tout est là - Négociations d'hier, leçons pour aujourd'hui- Emmanuel Vivet (dir.)

Le moins que l'on puisse dire, c'est que notre monde va avoir besoin de diplomatie s'il veut se sortir de ses ornières. Je me souviens de ce personnage d'avocat revenu de tout, dans "Le colonel Chabert" de Balzac, qui dit à peu près "transiger, transiger, tout est là". Transiger, oui, mais sur la base de rapports de forces établis, et un choix du moment. Le Kairos grec. La négociation. Ce fut le thème d'un prix Goncourt. Attribué à Francis Walder, en 1957, pour "la négociation", justement, roman sur la paix de St Germain, qui précéda la St Barthélemy.  Ces moments m'ont toujours fasciné, car y affleurent la souplesse de la pensée, sa créativité, sa puissance à invoquer en même temps le passé et l'avenir, le général et le détail, le théorique et le technique, tout en menant un combat qui suppose la maîtrise de la temporalité, une empathie, et finalement une convergence. Cette complexité à l'œuvre, ne serait-ce que dans l'articulation de la stratégie et de la tactique, est passionnante.

C'est pourquoi je me suis procuré avec empressement, après avoir découvert son existence, même s'il est un peu cher, ce livre, "Négociations d'hier et d'aujourd'hui", sous la direction d'Emmanuel Vivet, qui dirige l'Institut de la négociation. La négociation est aujourd'hui l'objet d'une catégorie de recherche en tant que telle, à destination des diplomates et des hauts dirigeants. Il y a des manuels de négociation. La science politique l'étudie, et elle se théorise. On connaît la théorie des jeux, la théorie de l'"empressement", celle du "mûrissement". La négociation n'est plus considérée simplement comme un art, mais comme technique, articulant des savoirs différents, dont la psychologie (par exemple la distinction entre système de valeurs et émotions). Mais le propos de ce livre, qui en soi me plaît, est d'abord de réhabiliter l'Histoire comme premier champ de méditation du diplomate. Les précédents historiques seront très utiles à qui négocie. J'aime cette approche non technocratique. De Gaulle, qui a sa place dans ce livre (accords d'Evian, ou négociation avec Giraud pour qui prendra la tête de la France libre), auquel on demandait quelle était la qualité première pour commander, répondait je crois  : "la culture générale", dont l'Histoire, au sens large, est presque synonyme.

Partir du réel

Le livre raconte dans le détail 27 expériences de négociation de très haut niveau, en demandant aux auteurs de dégager quelques leçons, se lisant les uns les autres et pouvant ainsi établir des éléments de continuité de réflexion (modestes). Evidemment l'Histoire est un train lancé qui ne s'arrête pas et traverse des paysages toujours changeants. On ne peut pas lui appliquer l'idée de l'Eternel retour du même. Au contraire, Marx disait avec raison que puisque les acteurs se mirent dans les grands évènements du passé, ils rejouent des scènes, et finissent par produire des farces (tragiques) plutôt que les drames auxquels ils se réfèrent (on comprend souvent mal la phrase de Marx, à mon sens qui ne parlait pas de grotesque, mais de décalage, elle est mal citée, bien souvent). Si l'Histoire aide à penser, elle ne fournit rien de reproductible à l'identique, et qui voudrait singer des modèles foncerait dans le mur (comme Mussolini, se prenant pour un Empereur romain, au seul moyen de sa mégalomanie ignorante des rapports de forces). Les défauts des dirigeants trop idéologiques peuvent découler non pas d'un dogmatisme mais d'une fascination trop grande pour leurs modèles. Beaucoup ont voulu égaler ou dépasser Alexandre le Grand.

27 études de cas

Je ne vais pas citer ici  et exposer les 27 expériences de négociation narrées et analysées, qui permettent aussi me semble t-il de démystifier quelques expériences historiques, en montrant la vanité des grands moments (qui finalement n'ont pas évité grand chose, parfois, ce qui conduit à voir autrement l'"événement"). Juste évoquer quelques moments marquants pour montrer la richesse du livre, et quelques aspects saillants des leçons qui en sont tirées. Nous y rencontrons aussi des personnages, dans leur complexité. Par exemple de véritables diables qui pourtant étaient portés, paradoxalement, par la raison d'Etat qui les transcendait, ou le désir réel d'une paix durable. Narcissisme total et générosité se combinent chez ces gens.

Honneur aux grands. Les romains, n'avaient pas l'habitude de négocier. Leur situation fut souvent hégémonique, et les sources ne mentionnent pas l'usage de la négociation, mais célèbrent la gloire des militaires et leur fermeté. Ils ne négociaient que lorsque leurs interlocuteurs pratiquaient ces usages, ce qui était le cas des grecs. Les romains pour leur part, envoient des délégations munies d'ultimatums, théâtralisant le choix de la sortie de crise (obéir) ou le choix de la guerre. Négocier pour un romain, c'est ruser, ce qui est rabaissant la loi de la guerre apparaît comme un moyen de jugement sûr. C'est à Byzance, on ne s'en étonnera pas, que les empereurs illustrèrent l'art de la négociation. Ainsi  Alexis Comnène, lors de la Première Croisade vit déferler les occidentaux et dut le gérer en essayant d'en tirer profit. Il négocia de manière "séquentielle" (une méthode qui revient souvent dans le livre) avec les latins, pour les conduire très vite à passer sur la rive orientale du Bosphore, afin de soulager sa capitale. Il sut tirer parti des rivalités entre chefs latins, pour les réunir dans une alliance, certes fragile, mais sous son égide, ce qui était loin d'être gagné au vu du Grand Schisme séparant Orient et Occident et de la supériorité en nombre des Latins.

La richesse inépuisable de temps médiévaux et d'une Renaissance riches en traités multiples

Le Moyen Age, même loin des discussions byzantines, est loin d'être ténébreux. Il est inépuisable en matière de leçons de négociations, et de méthodes utilisables, toujours à l'œuvre. Le Duc de Bourgogne, en 1454, veut repartir en Croisade, et utilise le moyen des banquets, dont celui du "Faisan", resté fameux, pour unir ses vassaux et les convaincre de repartir. Tout fut pensé avec une grande précision et subtilité psychologique. Une négociation a besoin de "communion" et de "partage sensible". 

Puisqu'on parle de la maison de Bourgogne, on en vient à son adversaire fatal, Louis XI, sans doute le meilleur négociateur de l'Histoire avec Talleyrand. Encerclé dans Paris par tous les seigneurs du Royaume ligués contre lui pour le démettre, il s'en tire, en un mois. Il défait la ligue en négociant de manière séquentielle "en son cœur" avec Bourgogne et Bretagne, leur cédant beaucoup, puis au fur et à mesure, devenant plus sévère avec les plus petits, désolidarisés des gros, devenus indifférents. Il ne signe un traité global qu'en toute fin. S'il avait négocié avec la Ligue frontalement, il l'aurait soudée et aurait succombé. Louis XI c'était aussi la séduction dans le face à face, l'attention aux petits serviteurs dont le rôle peut être beaucoup plus précieux que prévu (il n'avait pas lu Crozier), le soin de ne jamais rompre les liens quoi qu'il en soit. 

Christophe Colomb, lui (article en anglais), doit négocier, muni d'une infinie persévérance avec Isabelle et Ferdinand les moyens de son expédition fameuse. Il illustre une combinaison de patience et de bluff (faire mine d'aller proposer ses services au Roi de France quand les souverains le font trop mariner), il montre la nécessité de se lier à l'entourage de ses interlocuteurs, par des voies secondaires (comme le choix du lieu où l'on réside). Le Moyen Age, du fait des difficultés de communication, permettait aussi d'en jouer. Ainsi on peut tirer profit de l'éloignement du souverain pour négocier sans son aval, et ensuite se laisser désavouer par lui, avec un cynisme partagé. C'est ainsi que le Royaume de France s'en est tiré à Dijon en 1513, La Trémoille accordant d'immenses concessions aux suisses. Louis XII ne ratifie pas. Le prix en est la destruction de la réputation du gouverneur du Roi, mais le Royaume se tire d'un péril immédiat et total. 

La Renaissance n'a pas créé Machiavel par hasard, et la politique devint un art porté à son plus haut niveau de subtilité. Les seigneurs de ce temps, tel François Ier et Charles Quint savaient très bien distinguer la théâtralisation nécessaire des émotions et les rapports de forces réels.

La papauté (qui peu à peu manqua de divisions, pour faire référence à une apostrophe de Staline à Yalta : "le pape ? Combien de divisions ?") dut passer maître dans l'art de négocier, et de s'offrir en médiatrice. Ce qu'elle fit par exemple pour la paix entre le Royaume d'Henri IV et les ligueurs catholiques. 

Le livre rend justice à Catherine de Médicis, dont l'image fut marquée par le sang de la St Barthelemy, et qui pourtant travailla des décennies à réconcilier les français et à apaiser les guerres de religion, déployant une ingéniosité constante. On la voit en action pour négocier le traité de Nérac ou des décennies plus tard l'Edit de Nemours, dans un Royaume hystérisé par les guerres.  On explore son art de tisser des liens personnels, comme avec Henri de Navarre (le futur IV), sa manière d'alterner discussions collectives, brutalement interrompues, et apartés.  Catherine pensait que tout devait se régler par la négociation, et a montré l'intérêt du principe "ferme sur le fond, flexible sur les moyens". Elle sut utiliser les émotions, exploiter son propre état de santé défaillant comme arme politique, permettant de gagner du temps, de semer la division. Catherine savait utiliser de simples scènes, comme celle d'une promenade observée de loin, qui sème le doute dans les rangs de l'adversaire

La France a fort donné à l'art diplomatique

Notre pays sut se doter de grands négociateurs, passés à l'école italienne, donc. Dont Mazarin. Il n'avait pas son pareil pour "gérer les susceptibilités". On connaît cette idée de négocier le traité des Pyrénées, avec l'Espagne, sur la petite Ile des faisans, sur la Bidassoa, à Hendaye, pour ne rabaisser personne. Mais il fut aussi un modèle de cette valeur cardinale du diplomate (excusez le jeu de mot) : la créativité. Le négociateur ne s'en sort, bien souvent, dans les situations de blocage, où les lignes rouges sont atteintes, qu'en inventant un angle inédit d'appréciation des problèmes. Ainsi entre Espagne et France se pose la question de la trahison de Condé. Les espagnols le soutiennent et les français ne peuvent laisser passer l'outrage. Mazarin propose alors que l'Espagne concède des territoires à Condé. Que ce dernier les offre au Roi de France, qui accordera ainsi son pardon.  Ca fonctionne. 

Il ne fut pas italien mais le diable même, selon Chateaubriand. Talleyrand montra l'étendue de ses talents au moment de la chute en deux temps de Napoléon et la préparation du Congrès de Vienne. La France en sort indemne, comme miraculeusement, alors qu'elle a été assaillie par une coalition européenne au complet, victorieuse. Mais Talleyrand réussit à faire prévaloir la nécessité d'une France intègre dans un concert européen stable. Comment ? D'abord en menant de front cinq négociations.  Régler le sort de Paris sans dégât, séduire le Tsar (qu'il héberge chez lui à son arrivée à Paris et sur lequel il établit son emprise), très vite imposer l'idée d'une monarchie dite "libérale" et constitutionnelle plutôt qu'une succession du Roi de Rome à Napoléon, éviter la banqueroute par des solutions créatives (inventer la continuité de l'Etat en matière de remboursement de dette). Talleyrand est certes hyperactif, mais surtout, c'est une qualité de tous les grands négociateurs, il sait ce qu'il veut, ce qui le rend supérieur

La diplomatie française eut bien sûr ses échecs, comme quand elle tenta de négocier un concordat en 1817, et achoppa par erreur sur les partenaires à associer. Mais elle a tout au long de l'Histoire ses moments de gloire, y compris récemment, quand elle parvient, en alliance avec les anglais, à imposer aux Etats-Unis de Bush Junior la nécessité de traiter les crimes contre l'humanité au Darfour par le biais de la justice internationale, principe qui gêne hautement ce pays. Même Napoléon III "le petit" en a un, quand il parvient à un règlement de paix, à Paris, après la guerre de Crimée, sans rien réclamer pour la France, mais la replaçant pour un temps au centre du jeu politique européen, comme grande puissance.  Il illustre alors la modestie qui doit parfois prévaloir après certaines victoires, au nom d'une vision politique plus porteuse que le court terme. Une leçon qui ne sera pas retenue après la première guerre mondiale.

Calamités diplomatiques

Le livre s'intéresse aux prouesses mais aussi aux fiascos diplomatiques. Par exemple l'erreur dramatique allemande de ne pas choisir la négociation en 1917, alors qu'elle est en position de force quand les soviétiques permettent le redéploiement des troupes vers l'ouest, et que les américains ne sont pas encore prêts sur le terrain. Il apparaît alors que la guerre ne peut pas être gagnée, avec l'expérience de Verdun, que c'est une boucherie inutile, mais que le moment est opportun pour négocier sur de bonnes bases. Pourtant Ludendorff choisit l'offensive militaire, échoue (de peu), et l'Allemagne perd la guerre et doit subir le traité de Versailles. La cause principale est la prise de pouvoir du militaire en Allemagne alors que chez les adversaires le politique a continué de primer. Ludendorff continue simplement ce qu'il sait faire : la guerre. Dramatiquement.

Cet exemple permet d'expliciter la théorie dite du "mûrissement". Pour qu'une solution négociée émerge,  des conditions doivent mûrir. L'idée d'une "impasse mutuellement douloureuse", celle aussi d'une issue possible, même étroite, et enfin l'existence d'un porte parole adapté, capable d'agréger les intérêts "diffus" de son propre camp. En cédant aux militaires, l'Allemagne se privait de ce porte parole. Le mûrissement n'est donc pas venu.  Un grand utilisateur du "mûrissement", passé à la postérité, fut le Consul de Suède à Paris, qui attendit que son interlocuteur allemand fut bien mûr, conscient de la folie d'Hitler, montrant son attachement à Paris dans une confession de quelques secondes, pour avancer ses pions et obtenir à la fois que Paris ne soit pas détruite et un gigantesque bain de sang.

Usages et mésusages de la transparence

L'ouvrage aborde aussi les illusions et les limites, relatives, de la doctrine de la transparence en négociation, telle que la voulait le Président Wilson. En réalité, malgré les grandes déclarations démocratiques, le Traité de Versailles s'est négocié dans une chambre entre Wilson, Lloyd Georges et Clémenceau. Si la nécessité de s'appuyer sur l'opinion publique est devenue incontournable (mais le livre montre que même François Ier était concerné par l'opinion après le désastre de Pavie), que l'on communique certes sur les buts des négociations, le détail des négociations doit être protégé, ou bien le processus est entaché par des parasitages constants, des interventions qui empêchent la convergence de s'opérer. C'est ainsi que le secret a sa place, de manière réaliste. Ce sont des apartés, des tête à tête informels, qui souvent ont été décisifs pour avancer vers la paix. Bref il faut laisser les négociateurs négocier, aussi.  Ce qui a changé, par contre, est le fait que les résultats soient rendus publics, que les parlement soient associés en amont et en aval, voire les peuples (dès les guerres balkaniques on commence à prévoir de les consulter, dans les traités).

L'obstacle de l'asymétrie

Une des difficultés de la négociation est l'asymétrie des négociateurs. Elle conduit à l'impasse et à la guerre, quand la France essaie de transiger avec l'Emir Fayçal, ce qui conduit à la bataille de Damas en 1920. Fayçal est un leader trop instable pour négocier sérieusement, il est soumis à des influences qui le déstabilisent sans cesse. Un contre exemple est les accords d'Evian. La volonté de De Gaulle d'en finir vraiment permet de surmonter l'asymétrie entre la France, sa délégation, et les représentants du GPRA Algérien (ensuite désavoués par l'alliance entre Boumediene et Ben Bella, sur le terrain, ce qui donne lieu au drame des pieds-noirs, au massacre des harkis notamment).. Cette fermeté, toujours risquée, le conduisant au bord du gouffre, mais qu'il reprend des plus grands négociateurs de l'Histoire (fermeté des convictions, qui permet de garder le cap, malgré les péripéties), l'a aussi sauvé face aux américains quand ceux-ci lui préféraient Giraud (le livre montre combien la position de De Gaulle était fragile).

Consolider

L'Histoire a aussi montré que les accords devaient nécessairement être institutionnalisés pour survivre aux prouesses des négociateurs. C'est ainsi que le traité de Locarno, qui marque une avancée dans la paix franco allemande en 1925, de par la convergence entre Briand et Stresemann, n'a pas pu être consolidé. On apprendra de ces erreurs, avec le Conseil de Sécurité de l'ONU, ou plus récemment l'émergence d'institutions multilatérales, de la Cour Pénale Internationale. Les accords doivent survivre à leurs signataires.

 

Bien entendu le monde a beaucoup changé depuis Catherine de Médicis. Mais les passions humaines, pas tant que cela. Quant aux champs de la négociation, ils se sont diversifiés. Mais il s'agit toujours de pouvoir. En bref, si la forme a changé, les questions de fond posées à un négociateur sont finalement les mêmes qu'autrefois, il doit réfléchir, certes, dans un contexte différent. Ce qui de toute manière est une de ses qualités prépondérantes. En rugby (et en particulier à Toulouse, ma ville, et le club que je supporte), on appelle cela "l'intelligence situationnelle".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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