En 1965, le couple situationniste constitué de Michèle Bernstein et Guy Debord décide de s'amuser un peu avec la littérature et l'esprit décadent d'une certaine bourgeoisie qui emplit les pages des magasines de leur époque. Ils imaginent un projet et c'est Michèle qui écrit un roman qu'elle envoie, au premier degré, à quelques éditeurs, et qui se voit publié sous l'énigmatique titre "Tous les chevaux du Roi" (il n'y a ni Roi ni le moindre cheval dans ce roman forclos, roman de mœurs), parce qu'il répond aux critères d'une certaine littérature de l'époque.
A vrai dire on a du mal à ne pas y voir très vite un pastiche de "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan. La même écriture élégante, rêvant d’aristocratie défunte, raffinée, mais sèche. De petits romans constitués de courtes phrases, mêlant, comme sous vide, préciosité et concision. Une littérature à la fois snob, lettrée, blasée, désabusée et esthète à peu de frais, s'ennuyant du monde moderne, mais ne prévoyant pas de faire quoi que ce soit pour le dynamiter. Il s'agit plutôt d'en profiter autant que possible en prenant des airs qui en touche mais qui n'est pas dupe. Une critique intégrée au système, à tel point qu'elle en est la distraction favorite du moment. Un point saillant, donc, de la critique situationniste qui essaie de comprendre comment le capitalisme, malgré ses méfaits, discipline si bien les gens sans avoir besoin du fascisme explicite des bottes et matraques en permanence. Notamment en les faisant rêver, en leur laissant admirer les gens à succès, et en projetant une vie où les rapports sociaux dans leur réalité prosaïque, matérielle, n'ont nulle importance.
C'est drôle de penser que l'on a pu la publier, alors, sans y voir l'ironie fracassante qui présidait à son écriture. Je ne sais pas, mais j'aimerais que ce soit vrai, que l'éditeur ait pu, lui aussi, être dupe.
Nous retrouvons tous les clichés de Sagan, que par ailleurs on peut apprécier tout de même, car il y a aussi une authentique tristesse chez elle. Et donc un certain portait d'une jeunesse éduquée, moderne, affranchie. A une époque où les étudiants sont encore une élite, quelque deux cent mille en 1968.
Ces gens boivent sans cesse, mais ne finissent jamais dans le caniveau. Ils ne travaillent pas, ils ne sont pas dérangés par les rumeurs du monde, ils croisent l'exotisme ici et là dans Paris ou sur la Côte d'Azur, ils s'ennuient, vite. Ils ont des jugement définitifs, un sens de la répartie. Pour être libre, ils n'ont qu'à le décider, mais jamais à s'arracher à des structures de domination. Ils partent, ainsi, en voyage, avec une guitare. Ils suivent un amour.
Ils ressemblent un peu à ces "bobos" d'aujourd'hui (je n'aime pas ce concept assez vide sociologiquement, mais enfin il est entré dans la langue), et c'est peut-être pour cela que les éditions Allia ont jugé intéressant de republier ce petit roman oublié de Mme Bernstein.
Ils sont, totalement, dans le fétichisme de la marchandise, c'est à dire qu'il n'y a pas de rapport social apparent derrière toute cette vitrine, et ils assurent le déploiement du spectacle de leur propre classe censé attirer et hypnotiser les prolétaire. A un moment, tout de même, la situationniste, l'auteur-e, utilise cette distanciation brechtienne qui avait tant inspiré le mouvement, et fait dire aux personnages qu'ils sont des personnages de roman. Vous regardez un spectacle, nous dit-elle. Derrière Mme Sagan, il y a des mécanismes sociaux. On vous vend quelque chose. Il faut bien payer les soirées à St Paul, les villas, les voitures. Cela ne tombe pas du ciel. Cela n'est pas un produit de la narration. Cela est relié à vous.
L'autre dimension essentielle du livre est l'amour libertin, ou plutôt le poly amour libertin, que vivent et assument l'homme et la femme au centre du petit cercle de personnages que l'on croise dans le court roman. Ce sont des personnages des "liaisons dangereuses" sans malveillance. Ils s'essaient à la liberté totale, la plus complète, sans théoriser plus que cela, se jouant de leurs restes d'anxiété par 'le biais de l'ironie.
Et ils s'y essaient, reconnaissant en eux leurs désirs, et leur envie de romances, car leur amour est assez certain, nécessaire, pour permettre cette forme de vie inédite. Parfois ils partagent leurs amours, parfois non. Madame aime filles et garçons. Ils ne se cachent absolument rien car il n'y a rien à cacher que la philosophie de l'autre puisse découvrir avec effroi. Le couple Debord Bernstein a semble t-il, vécu ainsi.
C'est dit avec pudeur, ou plutôt sans entrer dans les détails qui n'ont nulle importance. Ils vivent ainsi, c'est tout. Malheur aussi à qui ne le comprend pas et pense s'y mêler tout en changeant les règles. Malheur aux bourgeois qui voudraient s'acoquiner mais dont les réflexes d'appropriation et d'exclusivité, reviendraient. Ils ont des amourettes, ils câlinent, ils jouent et donc se jouent, assument leur part maudite. On ne reproche pas à un chat de l'être.
Comment s'articulent les deux axes du roman ? Le pastiche et l’illustration libertine. Ce roman est peut-être une manière de dire à Sagan et à d'autres, qui se pensent hors des conventions, que leurs incartades avec la morale bourgeoise n'ont pas à faire rougir tant que ça, finalement.
A la sortie du livre, Pierre Dumayet (le grand prédécesseur de Pivot) a reçu Michèle Bernstein pour parler du livre. Délicieux petit moment où elle tient son rôle de premier degré tout en réprimant difficilement une envie de rire, et un regard pétillant de petite fille douée qui a bien joué son coup. Dumayet a tout compris, et il ne peut pas s'empêcher de la questionner, sans l'affronter, juste de la mettre en situation de se débrouiller avec les suspicions qu'il lui oppose, très courtoisement, et admirativement. C'est une très jolie passe d'armes à fleurets cotonneux, que l'on peut voir sur le web, encore. Je conseille vivement. De regarder, et de lire.
Sinon, pourquoi ce titre, "Tous les chevaux du roi" ?
Les gens du XXème siècle comme moi se souviennent peut-être d'une chanson enfantine lointaine, qui vient de la Renaissance. C'est "Aux marches du palais". Elle n'était déjà pas si innocente, mais on a dosé la dose de subversion ici, en lui donnant une signification libertine très directe. L'amour en phalanstère, voila le sujet possible de la chanson. Tous les chevaux du Roi, ce sont tous les honnêtes citoyens, qui pourraient vivre autrement que bourgeoisement.
Aux marches du palais.
Aux marches du palais.
Y a une tant belle fille, lon la,
Y a une tant belle fille.
Elle a tant d'amoureux.
Elle a tant d'amoureux.
Qu'elle ne sait lequel prendre, lon la.
Qu'elle ne sait lequel prendre.
Dans le mitan du lit.
Dans le mitan du lit.
La rivière est profonde, lon la.
La rivière est profonde.
Tous les chevaux du Roi.
Tous les chevaux du Roi.
Pourraient y boire ensemble, lon la.
Pourraient y boire ensemble.
Et nous y dormirions.
Et nous y dormirions.
Jusqu'à la fin du monde, lon la.
Jusqu'à la fin du monde.
En un morceau de phrase, les clefs d'un subterfuge littéraire sont magistralement livrées, comme un sublime clin d’œil.
Que de talents chez ces jeunes révolutionnaires marginaux et incompris.... N'avaient-ils pas raison quand ils analysaient la société du spectacle ? Que trop.
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