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25 février 2019 1 25 /02 /février /2019 21:26
Le refus d'être digéré - Vie et mort de Guy Debord - Christophe Bourseiller

"C'est quand on est surpris qu'il faut surprendre l'ennemi lui-même"

Sun Zu, L'art de la guerre.

 

Christophe Bourseiller, ce drôle d'individu, d'abord acteur, est devenu un spécialiste reconnu des phénomènes minoritaires, au fur et à mesure des publications, en dehors de la ligne obligatoire universitaire française. Mais dans ces galaxies, le situationnisme a pour lui une place à part. Autant l'auteur s'amuse, quand il parle de l'ultra gauche, autant la personnalité propre de Guy Debord, Directeur de la revue de l'Internationale Situationniste (expression grandiloquente, pour un micro groupuscule très élitaire et voulu comme tel, mais finalement, justifiée avec le temps), son style d'écriture, semblent l'avoir réellement impressionné. D'où le sérieux de la biographique qu'il lui a consacré, très fouillée, et qui n'envie rien à une approche universitaire par sa rigueur, loin s'en faut. Il concède avoir travaillé à ce livre depuis très longtemps.

 

En plus, il y ajoute un humour et un goût pour l'anecdote loufoque, qu'un sage mandarin n'aurait peut-être pas insérés, ce qui cadre avec son sujet, les "situs" mélangeant toujours, étrangement, le plus grand sérieux théorique, un dogmatisme sectaire incroyable, et la déconnade permanente, l'esprit du jeu de mot allié au pamphlet ou à l'intervention physique violente.

 

"Vie et mort de Guy Debord" est la meilleure et la plus plaisante des voies pour accéder au situationnisme, dont Bourseiller est un excellent pédagogue, mais c'est aussi une tentative, difficile, d'approcher la figure de Debord, à la fois touchante et abjecte, parfois. Il alterne.

 

Ce fils de la bourgeoisie, même au terme de cette biographie, reste largement impénétrable. Il devait l'être à lui-même. Difficile de trouver ce qui s'articule, alors qu'il semble pétri par de profondes contradictions. En particulier entre une facilité à se lier, à vivre des amitiés, et en même temps à les briser cruellement. Il fait tout ce qui est possible pour finir seul, mais non, il est toujours entouré.

 

Debord n'est pas de la génération 68 mais la précède, il naît au début des années 30, comme pas mal de ses compagnons. Enfin, ceux-ci se renouvellent fréquemment, il n'a pas gardé de liens de toute une vie. Ce libertin qui fut marié à deux femmes assez longtemps, les deux partageant son engagement, finissait toujours par cesser tout commerce avec ses amis, pour un mot, un acte, un rien. Et chez les "lettristes", dont il prit la direction progressivement, puis les situationnistes (une internationale qui ne dépassa jamais quelques personnes certes éparpillées sur la planète, mais propagea des idées, notamment dans la phase d'agitation dans les universités qui mènent à mai 68), l'exclusion sans rémission était considérée comme une pratique saine. La saignée devait s'opérer, à fin de distinction de la véritable avant garde avec tous les autres, ceux qui étaient "dans" le spectacle, qui n'avaient pas compris que l'art était mort, qui pratiquaient le moindre compromis avec le système. Plus ces gens étaient proches des situs, plus il fallait s'en démarquer, violemment, car ils risquaient de ternir le talisman.

 

Ces gens étaient libres, ces gens étaient radicaux, ils applaudissaient le vandalisme, ils étaient très imaginatifs et drôles, pratiquant le "détournement" (des romans photos, des comics), pour agir au cœur du spectacle, et mélangeaient un souci du collectif, de l'égalité, et en même temps des pulsions dictatoriales. Ils devaient être tellement sûrs de leur analyse, qu'il fallait, comme les premiers chrétiens, maintenir à tout prix l'intégrité du mouvement minuscule. A certains égards, d'ailleurs, certains textes de Debord anticipent même le complotisme contemporain, et d'ailleurs certains courants complotistes n'hésitent pas à le saluer aujourd'hui.

 

Le situationnisme est né de beaucoup d'influences, qu'il aime particulièrement insulter, justement, pour s'en démarquer. Les lectures hégéliennes de Marx, la gauche des conseils ouvriers, l'anarchisme, le socialisme utopique, le surréalisme, le trotskysme (particulièrement Socialisme et Barbarie de Castoriadis et Lefort), que Debord fréquenta, la pensée du quotidien et de la ville d'Henri Lefèvre, qui lui aussi sera très proche de Debord, et se verra décrété hérétique. On songe aussi à Brecht, qui organisait sur scène "la distanciation", pour éviter la passivité des spectateurs.

 

Sous l'impulsion de Debord, le lettrisme, sorte de néo dadaïsme, insultant les surréalistes et Tzara, a évolué vers le situationnisme,, plus sociologique qu'artiste, théorisant la nécessité de créer des situations qui déchirent "la matrice" du spectacle en quelque sorte, en sortant de la gangue de l'art, puis il a contribué, en tirant parti de ce qui s'était dit dans l'ultra gauche depuis longtemps, à une critique puissante, fascinante, renouvelée, et armée d'outils novateurs, du capitalisme consumériste.

 

Ces déglingués avinés, enragés, étaient d'une lucidité étonnante. C'est peut-être cette lucidité qui les condamnaient aux excès. Debord et les siens avaient compris ce qui apparaît aujourd'hui : le goût de la mort inclus dans la représentation, politique ou picturale, contrepartie de la passivité. Ils avaient compris que le spectaculaire participait de la reproduction du pouvoir. Tout comme le terrorisme contemporain participe de notre stérilisation, de notre apathie, de notre incapacité à nous occuper de nos propres destins. Ainsi Debord a tout de suite subodoré que le terrorisme rouge en Italie était manipulé par l'Etat ce qui est aujourd'hui confirmé. Mais au delà, le spectaculaire nous dépossède, et forme un tout.

 

Dès les années soixante, les situs étaient conscients, avec Castoriadis, de l'équivalence entre les systèmes capitalistes et celui du communisme réel. L'Etat soviétique n'était pas un Etat ouvrier "dégénéré" mais un capitalisme d'Etat. On l'a vu, quand les élites du parti ont organisé eux-mêmes la transition au capitalisme d'accumulation privée, plus tard. Les situs étaient complètement conscients de la nature du maoïsme, du castrisme, alors que les gauchistes qu'ils croisaient ici et là dans Paris, étaient béats.

 

Les situs avaient prévu l'accélération présentiste, ils avaient annoncé que la passivité organisée des masses, allait s'accentuer et mener à la domination totale (nous voyons notre planète brûler et nous en regardons le film sur les écrans). Ils avaient compris l'impasse politique, à travers la béance entre les chefs, les "représentants", et les militants qui les contemplent et les consomment.

 

"La société du spectacle", qui sort juste avant mai 68, malgré son caractère parfois sibyllin, comporte des intuitions d'une pertinence incomparable. Dans le situationnisme il y a cette idée essentielle selon laquelle le capitalisme n'est pas seulement une organisation de la production, accompagnée d'un discours, qui est combattu par d'autres discours. C'est un moteur de construction d'une totalité. En fabriquant la consommation, il a fabriqué les consommateurs, transformé la réalité en spectacle qui se consomme, et où la critique est une consommation comme une autre. La solution, donc, ne peut être seulement discursive. Elle doit constituer en une rupture totale, immédiate, d'abord dans la vie quotidienne. Car la publicité, en donnant envie, légitime la domination. Le loisir est un mensonge, car il est hétéronome, comme le travail, et participe d'un même règne de l'aliénation. "Ne travaillez pas" dit un de leur slogan.

 

Oui il faut bien manger, mais c'est tout. Toute autre participation, bienveillante, au système, comme participer au marché de l'art, au droit d'auteur, par exemple, vous entraîne dans le spectacle. Ainsi Debord doit son mystère, sa part de fascination, a une attitude proprement politique : ne jamais coopérer avec le système des images, avec la logique marchande. D'où sa fascination, aussi, pour les canailles. Lettrisme et situationnisme naîtront dans "la faune" de St Germain, repaire des "chevaliers de la Lune" chantés par Greco. dont certains accompagneront Debord, malgré leur inculture théorique et leur incapacité à tenir un stylo. 

 

Né dans une famille riche, puis recomposée, déclassée, puis redevenant riche grâce à un nouveau mariage., il est chouchouté, et va voir la vie comme la voit un enfant gâté, mais insolent sans aucune limite. Il ne saura que penser, écrire, comploter, provoquer, ne saura jamais ni conduire ni cuisiner. Il est physiquement courageux, étrangement.  Il pense, comme ses amis, que la vie doit être une œuvre d'art, et s'y emploie. Il boit énormément par exemple mais peut-on le qualifier d'alcoolique ? Jamais il ne considèrera son rapport à l'alcool comme un souci ou une honte. Boire, jusqu'à en mourir, et alors ? Libre autant que se peut, jusqu'à se suicider dans sa soixantaine, ne supportant pas la maladie, sans avoir eu de compte en banque ni de permis de conduire, sans avoir fait d'études mais devenant un grand écrivain, un théoricien de premier ordre, doté d'une immense culture. et même un cinéaste, de films sans images tournées, dont les projections finissaient en bastons.

 

Debord et ses amis, dont son épouse pendant longtemps, Michèle Bernstein, qui finança son "génie" en toute lucidité, déambulaient dans les villes, à la recherche de situations, justement.  La situation des situations, c'est la révolution, la situation qui naît par exemple, sur une place du monde arabe et ouvre une brèche.

 

Du grand n'importe quoi à hauteur d'homme, et une cohérence théorique. Il s'agissait de décoloniser sa vie, de ne pas se conformer, de ne pas s'identifier aux rôles que la société offre pour obtenir l'adhésion. Le jeu occupait de place, un jeu délirant et sérieux, une alliance d'utopie sauvage et de désespoir, toujours provisionné quelque part.

 

L'Internationale situationniste s'est bâtie autour de la parution de sa revue, que Debord écrivait largement, son siège aura toujours été l'adresse d'un bar. Et pourtant cette histoire fascine, et le nom de Debord est resté. Il est lu, il compte pour des intellectuels des générations suivantes. Jean-Patrick Manchette, par exemple, lui aussi un transmetteur d'héritage, à la lecture de son journal (encore un livre OVNI) se considérait comme "pro situ" et d'ailleurs subvertissait le vieux polar populaire commercial (Debord n'aimait pas trop le phénomène des pro-situs, pétri dans ses contradictions entre la volonté de faire la révolution et la préservation de la pureté révolutionnaire).

 

Il reste largement incompréhensible, comme individu. Après la dissolution jamais réalisée de l'Internationale, il se liera avec Gérard Lebovici, un homme d'affaires primordial du cinéma, qui lui accorde tout, notamment une maison d'éditions, où Debord ne se rend jamais mais où il semble omniprésent. Ce lien, la force d'influence que Debord exerce sur le "lion" du cinéma, paraît inconcevable, et pourtant il exista.

L'assassinat de Lebovici, jamais éclairci, occasionna un livre jugé magnifique de Debord. Avant sa mort, Debord eut le temps de voir sa renommée s'amplifier, mais il ne céda pas à l'appel de la vie publique.

 

Le livre donne accès à une histoire ludique, où la cruauté a sa part. Debord jouait, il voyait certainement la société comme un champ de guerre, et à la fois comme un jeu d'échecs (il a créé un jeu de guerre d'ailleurs). Debord insistera pour faire rééditer Clausewitz, par exemple. Le jeu demande que l'on reprenne souvent à zéro.  Jouer avec la vie, c'est jouer avec les gens. Il blessa, énormément.

 

Mais comment ne pas songer à Debord, à son concept, plus tardif de "spectacle intégré" à la réalité, quand on regarde la télé réalité, ou quand Mme Schiappa se rend chez un clown sordide, Hanouna, dans le cadre d'une politique publique de concertation ? Comment ne pas songer à Debord quand nous nous voyons encerclés de dispositifs technologiques, imposés par le marché, nous installant de plus en plus dans "la séparation", d'avec le produit du travail ? Comment ne pas voir la confusion entre l'être et la mise en scène ? (le savoir être, les speed datings).

 

Aujourd'hui Debord a été digéré, il est exposé dans des institutions qu'il aurait, en tout cas jusqu'aux derniers temps, copieusement insultées. Il avait raison sur la puissance dévoratrice du spectacle. Mais gardons l'essentiel : il est possible, nécessaire, de se libérer. De ne pas attendre que des structures nous libèrent. Il est possible de refuser d'être une chose. Il est possible de ne pas se conformer. Debord et ses amis successifs, qui n'arrêtaient pas de créer du malaise, de la transgression, pour démontrer l'arbitraire du monde, briser la "réification" des rapports sociaux (Lucaks) s'inscrivent dans cette lignée jamais interrompue. S'il y a de l'espérance, c'est de cette continuité. De Rimbaud sautant sur la table d'une réunion de poètes conformistes, et les menaçant d'une canne, aux pompiers qui refusent, en solidarité aux Gilets Jaunes, de défiler devant des notables, et se mettent de dos. Créer des situations, et puis tout devient, intellectuellement possible.

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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