Si le fait même de penser, ne peut s’exonérer de la réification, à travers la soumission du langage humain, forme dans laquelle se coule toute pensée, aux exigences de la performance capitaliste (« il faut te vendre »), puisque je suis une marchandise dans un monde totalement façonné comme une marchandise, la philosophie devrait alors…. Se taire. C’est de ce même constat, paradoxal, et quelque peu terrifiant (comme la phrase de Wittgenstein selon laquelle ce qu’on ne peut dire, on doit le taire, sur l’impuissance du langage), que part le petit livre, sans souci pédagogique (attention, les profs de philosophie parlent aux profs de philosophie, et c’est toujours un peu agaçant), de Gilles Moutot sur « Adorno, langage et réification ».
Je l’ai lu, parce que depuis que je lis ces penseurs critiques comme Adorno, c’est une question que je me pose. Comment continuent-ils, alors qu’ils utilisent une matière, le langage, qu’ils savent contaminée ? Et comment, nous lecteurs, qui le savons, continuons de lire ? Le pessimisme de Marcuse, par exemple est terrible, il décrit la société de consommation comme d’un surplomb intégral. Il juge à la fin que seule la philosophie peut créer des percées. Pasolini, loin d’eux, mais si près intellectuellement, parle d’un nouveau fascisme de supermarché pire que l’ancien. Certains lecteurs de la pensée critique, deviendront par pessimisme absolu, des jusqu’aux boutistes suicidaires, comme l’intellectuelle de la Fraction Armée Rouge, Ulriche Meinhof, car seul l’électrochoc pouvait selon ces lecteurs ranimer quelque peu la conscience. On décrit les années soixante et soixante-dix comme celles de l’optimisme, mais non. Debord, lui, ne cesse de saboter son mouvement situationniste, comme s’il n’y croyait pas, mais tenait juste à l’intégrité de la théorie, et se noie sa vie entière dans l’alcool.
Théodor Adorno est-il le dernier grand génie lucide, forcément pessimiste, porté par cette terre ? Il y a des raisons de le penser. Et donc, une hésitation faustienne à le lire. En effet, on lit pour accéder à des bribes de vérité, et forcément, d’espoir, et pas pour que l’on nous annonce que tout est fini. Faut-il considérer que l’on a perdu ? Doit-on alors se taire ? Le parcours d’Adorno peut nous aider à y réfléchir.
Pour moi l’Ecole philosophique « critique » de Francfort dont il fut le virtuose prend en charge une mission toute particulière. Cette école se fonde sur une seule idée de départ. Elle trouve, chez Marx, le jeune mais aussi dans « Le Capital »), une idée, qu’elle reprend, via la médiation du travail difficile d’accès effectué par Gorgy Lukacs, dans « Histoire et conscience de classe ». C’est l’idée de l’aliénation, liée aux autres concepts de « fétichisme de la marchandise » et de « réification ». Cette idée explique pourquoi il est si difficile, malgré les désastres du capitalisme, les guerres qu’il provoque, les souffrances et les humiliations, de consolider un prolétariat révolutionnaire capable de mener à bien la Révolution.
Les gens de Francfort, qui s’exileront aux Etats-Unis face au nazisme, développent cette idée, et constatent que justement, la réification (jusqu’à Axel Hoenneth aujourd’hui), s’approfondit avec le temps. Une étape importante pour la propagation de leurs idées est ce livre de Marcuse, « L’homme unidimensionnel », lu par les milieux de la gauche « extra parlementaire » dans les années soixante. Le situationnisme aussi, reprendra le concept de réification, pour édifier la théorie de société du spectacle. Des mots changent, les sociologies de ces gens n’ont rien de semblable, ni leur éthique, ni leurs comportements, mais les analyses sont très proches.
Le capitalisme, en transformant tout en marchandise, rend impossible une autre critique que superficielle, puisque toujours exprimée d’un point de vue acceptant le règne de la marchandise, pensée contenue dans des marchandises et se soumettant à la règle marchande, la reflétant et l’exprimant. Les relations sociales sont assimilées à des relations marchandes, chacun se voyant (dans un speed dating ou un entretien d’embauche) comme marchandise. La fête de l'Huma est une fête révolutionnaire où l'on va consommer, pour pas cher, des concerts d'entrepreneurs culturels. Comment alors, les gens se battraient pour le remplacement de la valeur d’échange, par la valeur d’usage, alors qu’ils se considèrent eux-mêmes à travers la valeur d’échange, qu'ils vivent en référence aux valeurs d'échange, leur univers réel, certes critiqué, mais par des mots ?
La source de cette idée est chez Marx, dans ce simple constat selon lequel les hommes n’ont plus de relation directes entre hommes véritables. Un homme est pour utiliser une formule contemporaine, un possible « Equivalent Temps Plein ».
« Un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps » (Marx, Misère de la philosophie). Et c’est pourquoi nous disons si souvent, quand un collègue s’en va, que « nul n’est irremplaçable ». Les relations humaines, comme la conception que l’homme a de lui-même, et de la vie sociale, sont colonisées par la marchandise. Exemple : on parle d’« offre politique » et non plus d’idées. Houellebecq a connu le succès en parlant d’ « extension du domaine de la lutte », en montrant par une fiction que l’amour, le sexe, était totalement intégrés au libre marché.
A mon avis, pour comprendre les blocages de notre présent, l’apathie devant un monde qui brûle sous nos pieds, mais que nous prenons en photo pour nourrir Instagram, rester Bankable, et en même temps passifs, la clé est là, dans cette transformation de tout en marchandise, y compris les liens, les représentations, la subjectivité, la contestation (le commerce des t shirt du Che est florissant). C’est aussi ce piège que Pasolini, pour lequel j’ai une passion, et qui parlait un tout autre langage, bien à lui, me semble avoir identifié, sans que je ne sache s’il connaissait l’Ecole de Francfort (malgré mes lectures je ne l’ai jamais confirmé, je pense qu’il avait lu Lucaks, tout de même, ce qui était incontournable pour un intellectuel marxiste). Il parle d’un pouvoir d’une emprise terrible, sans besoin de matraques, mais simplement d’images, de publicité, de fabrication de désirs matériels qui menottent les individus au système qui les exploite. Nous ne pouvons pas détester la machine à désir, même si nous savons qu’elle utilise des gens sous-payés, qu’elle les intoxique. Cette machine nous tient par tous les bouts. Nous détestons les grévistes parce qu’ils bloquent la route qui nous mène à notre loisir payant de consommateur. Notre droit de consommateur borne notre droit de travailleur. Il nous renvoie à notre égoïsme implacablement. Mon voisin est un concurrent. Mon voisin est quelqu'un à qui je me compare en fonction des critères du monde marchand. Mes amours ne peuvent pas s'exonérer de considérations de classe et se déroulent dans un cadre endogame socialement.
Autre élément qui interroge sur la portée du pessimisme de ces constatations, Adorno et son ami Horkheimer, à un moment, se mettent sérieusement à douter de l’utilité de la Raison, ou en tout cas de son usage positif, en montrant en quoi Les Lumières ont ouvert une boîte de Pandore pour le pire. Ce qui était l’apanage de la pensée contre révolutionnaire post 89. En étudiant Sade, ils montrent que le Marquis avait compris que la raison, en liquidant la religion, n’ouvrait la voie qu’au calcul. Les orgies sadiennes s’essaient à toutes les formes de rationalité et de classifications (voir le beau livre de Barthes, « Sade, Fourier, Loyola ») et l’on revient, tenez, au Pasolini de « Salo » qui adapte Sade pour montrer la nature véritable de la bourgeoisie fascisante.
Auschwitz est pour Adorno, comme pour beaucoup de penseurs et d’artistes, un redoutable obstacle. Il y voit, terriblement, la réalisation absolue du programme de la réification, justement. Car ceux qu’on tue là-bas, ce sont des « exemplaires ». C’est la réification marchande qui a permis cela. Auschwitz dérègle cependant son rapport à la pensée, influencée par Hegel. Car de ce moment, de cette négativité, ne peut rien naître. Le cercle est fermé, comme le camp. La vision de l’Histoire d’Adorno, hégéliano marxiste, se brise là. Le prolétariat n’a pas rempli sa tâche d’agent historique, et qui plus est, la dynamique de la Raison dans l’Histoire s’arrête à la ligne des barbelés dont plus rien ne ressort. Il y a cette phrase définitive d’Adorno, souvent citée selon laquelle on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz. Ici il vise précisément la trahison du langage, qui a mené là et dont il faudrait alors se méfier. Goebells ; lui-même, avait expliqué que la réussite du nazisme tenait à son action sur le langage. Un langage soigneusement standardisé.
Adorno dans « minima moralia » (un programme minimal de survie donc…) écrit sous forme de fragments, Horkheimer, lui, cesse d’écrire… Ils cessent de penser la totalité, en rupture avec leur vocation marxiste, semble-t-il. Cela avait commencé avant-guerre, dans la conscience des échecs révolutionnaires.
La première précaution que les gens de Francfort avaient prise, c’était le travail collectif, pour justement ne pas sombrer dans l’aliénation propre à la division du travail intellectuel. Mais ils vont buter sur un obstacle, puisque la rationalité capitaliste a tout envahi, jusqu’au langage :
« Comment être encore « critique » lorsqu’on a reconnu que la « domination » s’enveloppe dans la langue même comme, selon l’expression de Deleuze, dans un « manteau réactif ?» dit l’auteur de l’essai, et Adorno de son côté :
« Aussi peut-on bien se vouloir le tenant d’un discours « progressiste » puisqu’on ne peut « jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue » .
En effet, il est difficile de ne pas juger pessimiste une pensée d'Adorno pour laquelle l’écoute de la musique, elle-même, est biaisée par le fait qu’avant même qu’elle soit écoutée, elle est une marchandise adressée à une autre marchandise, l’auditeur, ce qui entraîne une « régression de l’écoute ». Il anticipe ainsi le Bourdieu de « La distinction », qui sera aussi taxé de pessimiste. Ces pensées trouvent racine chez Marx pour qui le sol n’a plus aucune signification pour le propriétaire de la terre, sinon celle de la rente qu’elle rapporte. La valeur d’échange a écrasé la valeur d’usage.
Les membres de l’Ecole de Francfort ont été marqués, comme Arendt (qui les détestaient), par leur fréquentation de Walter Benjamin. Et quand ils analysent l’industrie culturelle comme extension de la logique de l’aliénation à toute l’existence, colonisée par la marchandisation, ils ont les fameux écrits de « Benji » sur l’art à l’âge de la reproductibilité technique en tête. Pour ceux qui ne connaissent pas ces lignes importantes sur l’art au XXeme siècle Benjamin considère que l’aura des œuvres se transforme, puisqu’elles ne sont plus des pièces uniques, mais des reproductions à fort tirage. Benjamin voyait avec optimisme révolutionnaire cette évolution, l’art s’ouvrant aux masses, qui en était séparées. L’art, et notamment le cinéma, deviennent des outils révolutionnaires, à travers le partage d’un regard qui n’est plus simplement celui organisé par la vie réglée par la bourgeoisie.
Adorno, cependant, ne partage pas cet optimisme. Il voit dans la montée en puissance de l’industrie culturelle une « surproduction du sens ». Le cinéma contient le tragique dans des « séquences » séparées de la réalité et de la totalité, et démine les antagonismes sociaux. « Transposées au cinéma, les situations qui accablent constamment le spectateur dans la vie quotidienne le rassurent en lui promettant, on ne sait comment, qu’il continuera son petit bonhomme de chemin ». Les mots, les choses, les images, deviennent interchangeables. Ce qui est une œuvre gigantesque de dépolitisation.
Si tout est aplani, ainsi, tout est déréalisé, alors comment la pensée critique politique peut-elle se faire entendre, avoir la moindre chance d’être saillante ?
Adorno se consacra à décrire la colonisation du langage. Il en voulut à la psychanalyse en reprenant la critique nietzschéenne du « Moi », cette fiction, de le recréer, et ainsi de défendre un mythe bourgeois. « Parce que notre langue use de « substantifs », avançait Nietzsche, nous croyons à la « substance ». Le travailleur qui va mal, est ainsi un névrosé, le souci, c’est son « Moi ». Le Moi est une fiction, disait déjà Spinoza. Mais il ne savait pas que c’était une fiction bourgeoise, destinée à faire porter la responsabilité des échecs au « Moi » (la philosophie, aujourd’hui, du Ministre Castaner, quand il parle des chômeurs).
La seule respiration entrevue est une « anarchie sémantique » dans l’art. Qui préserve le langage de la réification en préservant le sens de son emprise en amont. « l’art met en œuvre cette « bonne » imitation, qui consiste à tenter une configuration de ce qui dans les choses excède ce à quoi nous avons coutume de les identifier » selon l’essayiste.
Quant aux écrits, ils doivent échapper à la réification, eux aussi, rester en partie irrécupérables, comme des œuvres de Kafka.
Pour le reste, vous voyez vous-même comment vous vous en sortez.