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6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 12:02
Déjà, la littérature et le mal - Les diaboliques - Barbey d'Aurevilly

Les chrétiens adorent parler du mal. C'est qu'il les fascine, alors qu'ils seraient censés dire au Diable de passer son chemin, comme Jésus.  Les chrétiens adorent tout ce qu'ils disent détester, bien souvent (ils ne sont pas les seuls). Ils s'y adonnent, même, et comme ils le font avec moult convulsions, ce n'est pas toujours pour le meilleur comme on le sait avec le drame des victimes des prêtres.

Sauf dans l'art. Destiné à recueillir les Fleurs du Mal.

Jules Barbey d'Aurevilly, dans "Les diaboliques", réactionnaire parenté (mais dandy revendiqué), exprime toute sa fascination de chrétien pour "le Mal", dans six longues nouvelles d'une qualité exceptionnelle. Si elles sont sublimement construites, notamment sur le principe des poupées russes des "mille et une nuits" pour certaines, mais isolées les unes des autres, il est étonnant de voir que Barbey, sur le plan du style, contrevient à tout ce qu'un professeur de "master class" d'écriture conseillerait aujourd'hui à ses élèves  (comme quoi, il n'y a pas de "bon style", et le style est d'abord relié à une anthropologie historique, jusqu'à ce qu'un nouveau venu effectue un "bond", qui lance l'esprit du temps sur un nouveau chemin, pour parler comme Hegel).

Tout d'abord, Barbey, c'est le contre exemple du behaviourisme par excellence, même s'il excelle à décrire le moindre mouvement. Un des principes admis aujourd'hui est que l'on ne doit pas nous dire qu'untel est fou, on doit le déduire de son attitude. Les faits et gestes doivent produire du psychologique qui n'a pas besoin d'être explicité. Tel est un dogme de la littérature contemporaine. La littérature est l'art de susciter, et non de régler à l'avance et de livrer. C'est le lecteur qui fabule (influence de Barthes).

A l'époque de Barbey, l'écriture sans fioritures n'existe pas vraiment. Elle affleure, tout de même, dans le réalisme français. 

Barbey, lui, est de ce 19ème où l'on ne se gêne pas d'étaler de longs développements, et de longues généralisations, sur le versant psychologique, d'expliciter les liens entre la psyché et la surface (Stendhal par exemple). Dès qu'on peut capter un systématisme, un écrivain classique est au rendez-vous pour le noter. Ils catégorisent ainsi sans cesse des types humains, qu'ils s'efforcent de cerner précisément, preuve de leur expérience et de leur sens de l'observation (ou de ceux de leurs personnages).

Notre époque hyper individualiste fonctionne beaucoup plus sur la singularité et vient après la sociologie, la psychologie, et ses propres doutes (et la littérature se dit qu'elle est là pour combler ce que science ne peut apporter), et non avant son émergence. La littérature ne se veut plus forcément sociologique, ou alors de manière parodique, en détournant les codes. Ainsi ce qui nous plaît dans le personnage de l'"Homme-dé" ou celui de "la conjuration des imbéciles", c'est leur singularité fascinante.

Mais le procédé de Barbey fonctionne (car on sait qu'on lit un classique), allié à ses longues descriptions appliquées, bourrées d'adjectifs et de métaphores, de références antiques, qui seraient indigestes si le talent n'était pas à la plume.

En réalité, ces procédés, qui aujourd'hui sont assimilées à du Mal Ecrire,  ne fabriquent pas un surplus de déjà dévoilé, un trop d'interprété, mais au contraire un voile de mystère constant, alors que nous avons devant nous, juste là, les personnages et l'énigme du mal, dont Barbey s'évertue en même temps à préciser le portrait tout en le floutant.  La narration de ces histoires fonctionne comme un mode d'accès et un mur de bruit dans le même temps. 

Ainsi nous voulons en savoir plus sur ces malsains, et l'écrivain nous ferre. Mais le mal est en partie impénétrable. C'est ici que Barbey peut-être est dandy. Le Dandy parait blasé, mais il est avide de culture, et ainsi toujours curieux, toujours en demande de nouvelles histoires et méprisant à l'égard des dogmatiques.  Ces histoires ne semblent pas simplement le conforter cyniquement dans son sentiment de savoir ce qu'il en est, mais ouvrent de nouvelles perspectives. C'est ainsi qu'à chaque nouvelle, nous sommes censés découvrir, je pense, un nouvel aspect du mal.

La première nouvelle met en scène un soldat qui revenu dans la rue même d'une mésaventure, conte à son compagnon de voyage une liaison immorale qu'il eut avec la jeune fille de la maison qui l'accueillait, celle-ci mourant dans ses bras en pleine nuit. C'est le mensonge et la trahison de la confiance.

La seconde voit un héritier lointain de Don Juan narrer que le plus bel amour qu'il inspira toucha la petite jeune fille de son amante, qui s'imagina enceinte de la seule chaleur de sa présence. Ici, le mal est la contamination des âmes par le vice qui les entoure et se transmet.

La troisième histoire raconte l'extravagant complot de deux êtres pour s'aimer, une femme de la noblesse, maîtresse d'armes, se transformant en domestique au service de l'épouse de son amant, à éliminer. Ici le mal réside dans l'absence de culpabilité, et le comportement antisocial, puisque "le bonheur" est dans "le crime".

La quatrième histoire, la plus trouble, raconte une partie de whist, bondit jusqu'à des conséquences lointaines, et laisse entrevoir l'ignominie possible qui n'apparaissait pas dans la soirée initialement dépeinte. Le mal est ici la jouissance de la manipulation planifiée et en partage, qui redouble encore le mal contenu dans les crimes.

La cinquième histoire met en scène "un dîner d'athées". Barbey les respecte autant qu'il les voit en adversaires. A ce dîner, la figure charismatique raconte l'évènement le plus terrible de sa vie terrible : l'assassinat qu'il ne put éviter de son amante, dont il ne soupçonnait pas l'amour. Assassinat atroce commis par son mari. Ici nous touchons au mal de l'adultère, mais aussi de la conception hors mariage.

La sixième histoire est la vengeance terrible d'une femme, le mal auquel on se condamne par cet esprit de vengeance insatiable, mais aussi par le culte des idoles (et de l'image d'un être perdu). 

Barbey décrit les situations, ne s'appesantit pas sur des dissertations morales. C'est peut être ce qui lui vaudra aussi son procès, en plus du caractère cru de ses descriptions. Pour la censure du temps de l"ordre moral", après la Commune, il ne suffisait pas semble t-il que l'on ne prône pas le mal, le mal ne devait simplement pas être dit.  Les juges ont décelé, certainement, la fascination de l'écrivain pour son objet, malgré ses dénégations.

Mais toutes les histoires racontées, soit par un narrateur omniscient soit par un personnage, dans le récit, qui vient raconter son histoire, à la demande d'autrui, ont leurs angles morts, leurs manques, leur part d'ombre. Toutes.   Elles ne sont donc pas suffisamment édifiantes pour le moraliste ultra. Dans la première nouvelle, "le rideau cramoisi", on peut frémir à la rumination de ce qui manque, justement, à l'Histoire. Ainsi la littérature produit plus qu'elle n'en donne : de l'imaginaire. On peut se poser des questions encore plus terrifiantes que ce qui nous est livré. Qu'est ce que cette jeune fille, silencieuse, voulait ? Ses parents étaient-ils complices de ses vices ? Souvent, on ne sait pas à quel point les coupables sont coupables, les impliqués complices, les témoins silencieux, lucides. On peut soulever l'hypothèse, la plupart du temps, de victimes consentantes. Le mal apparaît donc comme une sorte de miasme qui ne s'arrête à rien, contamine, file dans les interstices, et parfois ne laisse pas de trace évidente. Cette conception du mal est finalement assez moderne. Elle est gênante, car elle n'est pas manichéenne. On ne peut pas isoler le mal, on peut le saisir dans une histoire, mais il file entre nos doigts, se relocalise ailleurs, se réfugie dans des angles que le narrateur ne peut pas tous évoquer. 

Barbey situe ses histoires, la plupart du temps, dans des petites villes de province. Le mal aime à se nicher partout. L'oisiveté, peut-être, y conduit. Il ne les écrit pas au présent, qui semble l'ennuyer, mais dans des époques décadentes. La décadence de la noblesse, sous la restauration ou la monarchie de juillet, mais une noblesse toujours là, pas encore évaporée. Ce milieu du Faubourg Saint Germain vivant ses derniers feux l'attire plus que cette parodie de restauration embryonnaire, post communarde, qui ne tiendra pas longtemps et qui ne semble pas croire en elle-même, le triomphe de la bourgeoisie semblant irréversible. Le mal est ainsi un signe de la dégénérescence des classes, de leur inutilité. Deux personnages commettent le mal dans un contexte où la seule activité probante de la ville est de s'exercer à l'escrime, alors qu'on ne se battra plus jamais à l'épée. Dans cette béance surgit la tentation du mal, peut-être. Le mal concerne aussi les rescapés de la geste napoléonienne, qui ont commis le mal pendant les années de l'Empire, mais aussi l'héroïsme, et ensuite se débattent avec regrets et perversion acquise. Et les auteurs du mal ? Parfois ils terrifient, souvent, mais ils sont aussi tragiques, et donc émouvants. La tentation de les admirer pour leur liberté ou leur pureté dans le mal est présente. Barbey peut toujours s'abriter derrière la charité à cet égard. 

Barbey donne ainsi raison à l'idée de George Bataille, selon laquelle la grande affaire de la littérature est le mal.  La littérature ne cache rien, même quand elle cache, ici, ce qui et une manière de tisonner l'imaginaire. Les magistrats et le moralistes ne le supportent pas, certes. Ils lisent donc des codes et de la propagande.

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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