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14 mars 2019 4 14 /03 /mars /2019 22:57
Georges Bataille, les Gilets Jaunes, et les fascismes - La structure psychologique du fascisme - Georges Bataille

En 1933, Georges Bataille participait à une revue d'ultra gauche, où il fréquentait notamment Simone Weil. Celle-ci se demandait à haute voix comment elle pouvait côtoyer quelqu'un d'aussi différent qu'elle. C'était un débauché, jusqu'au bout, pis que ce que l'on peut imaginer, et un adepte de l'irrationnel, face à une chrétienne morale qui voulait convaincre le monde de se doter d'un fonctionnement raisonnable.  Mais voila, ils détestaient tous deux le capitalisme et travaillèrent ensemble dans cette revue qui comptait dans le milieu de gauche de l'époque : "Critique sociale". Il y a quelque chose de romanesque à les imaginer ensemble. Ceci étant, ils partageaient, l'un et l'autre, l'anti chrétien et la chrétienne, le goût du sacré et la conscience de son rôle pour l'humanité.

Bataille, bibliothécaire absentéiste, consacrait son temps libre à des activités intellectuelles et politiques, et à la débauche, donc. Il publiait peu. Mais il donna à la revue un long texte sur la "La structure psychologique du fascisme", très original, et qui reste une référence par sa profondeur. Il est bien difficile à lire, Bataille écrivant singulièrement de surcroît. Ce texte est facile à trouver en ligne dans son intégralité, il compte une vingtaine de pages, un peu plus, il est édité aussi chez "Lignes".  Il mérite qu'on le relise, même si l'Histoire ne se répète jamais, mais bégaie. Si elle ne se répète jamais, l'être humain lui, démontre certaines constantes. A l'heure des périls, ce texte, que j'ai eu envie de lire en parcourant la biographie de Bataille (dont je parlerai une autre fois, donc), peut être utile.

J'ai lu un certain nombre d'interprétations, psychologiques ou pas, du fascisme, celles de Daniel Guérin, de Wilhem Reich, d'Arendt et d'autres. Ce qui m'intéresse dans ce texte (dans Bataille, c'est encore autre chose, il est passionnant à de multiples égards), c'est qu'il voit dans la démocratie libérale même, et son action d'"homogénéisation", le fruit pourri qui va engendrer le monstre. Et cela peut, aujourd'hui, nous intéresser au plus haut point.

 

Dialectique de l'hétérogène et de l'homogène

 

Bataille a recours à deux concepts, dont j'ignore, je le concède, la généalogie : l'homogène et l'hétérogèneMais dans la manière dont on les utilise, on subodore l'influence de la pensée de Hegel, qui le subjuguait. Même si je ne sais pas si c'était déjà le cas à l'époque.

L'homogène social, c'est disons, ce qu'aujourd'hui nous appelons le monde inséré.  C'est donc la production. La classe ouvrière, en régime capitaliste, a une place particulière dans cet homogène social. Elle relève certes de l'homogène, en tant que force de travail, dans la production. Mais en dehors de la production, elle relève de l'hétérogène. 

Car l'hétérogène est tout ce qui est repoussant et repoussé. On le voit avec les Gilets Jaunes. Un Gilet Jaune, sur sa chaîne de production, est une fonction qui ne pose pas souci. Par contre, en dehors, sur un rond-point, il est de ce monde qui dégoûte profondément les dominants, suscitant des réactions de haine qu'on pensait réservées au passé (leur QI, leur violence supposée, leur fascisme congénital, leur ignorance, leur détestation de l'écologie supposée). C'est bien qu'ils ont transgressé des règles importantes et suscité une peur chez ceux qui ont intérêt à ce que le monde tel qu'il va, dure le plus possible (ce qui paraît une chimère, comme l'était la continuité à l'époque de Bataille, mais bon). 

 

L'hétérogène, donc, rassemble tout ce qui n'est pas utile au fonctionnement du capitalisme. C'est très varié. Du chômeur au fou, jusqu'à l'érotomane. Les déchets aussi. Et d'ailleurs les gens hétérogènes sont appelés, comme on le sait, des déchets. Mais aussi tout ce qui est irrécupérable par le marché. Bataille ne vivait pas dans une société de consommation, il pensait ainsi que la fête était hétérogène. Aujourd'hui, une fête hétérogène est une rave party improvisée dans un bois sans autorisation, non sponsorisée, et où l'Adjoint au Maire n'a pas pu passer un deal avec les organisateurs pour que son cousin fournisse l'alcool.

 

Le chef, surgi de l'hétérogène pour apporter une nouvelle homogénéité

 

Bataille souligne que le leader fasciste vient de l'hétérogène. Il est considéré comme un sale type par la bourgeoisie, qui veut en faire son jouet. On pourrait en effet longuement parler des CV des nazis : des anciens souteneurs, des paumés, des ratés, dont Hitler lui-même, artiste et architecte avorté, qui a connu la misère (voir la biographie incroyable d'Hitler par Ian Kershaw que j'ai dévorée hypnotiquement, et qui s'arrête sur le profil de nombreux de ses collaborateurs). Mais par un certain nombre de subterfuges, son hétérogénéité va magnétiser, et s'avérer divine. Dans l'extrême droite contemporaine, il en est de même. La difficulté que connaissent ces forces à trouver des cadres quand ils s'emparent de positions est patente. Ce sont des marginaux manipulés par des rentiers. 

 

La classe dominante essaie de maintenir l'équilibre et la continuité de la société homogène, qui bien entendu, sur ses marges (l'exclusion dit-on aujourd'hui) côtoie l'hétérogène. Le parlementarisme libéral mène ce travail de régulation, et en même temps l'Etat use de la répression contre l'hétérogène, sous différentes formes. Il faudrait, pour la classe dominante, que cela dure toujours, que chacun accepte son rôle fonctionnel. Mais voila, il y a le risque de rupture de l'homogène.  Une partie de la population qui était tenue dans l'homogène dérive vers l'hétérogène. C'est alors que le fascisme surgit pour s'adresser à elle.

 

Le leader fasciste, qui pourtant vient de l'hétérogène, et n'a que violences pour le fonctionnement de la société homogène pourrie, va entreprendre de re fabriquer de l'homogène, avec d'autres façons que le démocratisme libéral. On connaît les instruments : le charisme, le culte du chef, l'idée de l'unité, qui n'est pas celle d'une société sans classes, mais d'une société d'union des classes sous l'égide du chef, ou encore une geste héroïque aux antipodes du vieux régime croulant que les gens avaient fui pour se rapprocher des hétérogènes.  Le fascisme est inédit dans l'histoire des dominations tyranniques.

"Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est a la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée."

Un point clef est le ciment du peuple "relié", d'une fermeté d'acier, qui n'est possible que par l'opposition violente à l'Autre. La société libérale était conflictuelle mais admettait la différence dans le conflit, et l'hétérogène, stigmatisé. Pour les fascistes, c'est l'Un contre l'Autre. Le fascisme c'est donc nécessairement le racisme, la guerre. Bataille insiste sur l'aspect religieux, souvent négligé, dans l'affaire, et qui nous rapproche des courants totalitaires contemporains : "le chef en tant que tel n'est en fait que l' émanation d 'un principe qui n' est autre que l' existence glorieuse d' une patrie portée a la valeur d'une force divine" (ça fonctionne avec l'Etat Islamique).

 

Comment on fabrique des bouchers sans remords

 

Bataille, alors que les plus grandes atrocités nazies ne sont pas encore là, malgré la répression féroce en Allemagne, explique par avance les mécanismes, encore jugés mystérieux aujourd'hui, de la participation des petites gens au pire, activement, de la nuit de cristal au plan d'extermination industrialisé :

D'abord, l'effacement de l'individu, enrôlé dans les défilés et les milices.

"Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, niés avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le ton de chaque commandement, niés dans la parade, par l'uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu'il est impératif est !'incarnation de cette négation violente."

Ensuite le rôle du chef, qui endosse tout, supprime pensée et responsabilité.

"Sa nature intime, la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l'armée) en tant que telle (de la même façon qu'il annule la boucherie en tant que telle)."

Le passage à l'acte, sur mot d'ordre de Mussolini pour les expéditions punitives, ou de Goebbels avec la bénédiction d'Hitler (le pavé dans la vitrine du commerçant juif) est un moment essentiel. Il en est de même dans l'Etat Islamique. 

"toute action sociale affirmée prend nécessairement la forme psychologique unifiée de la souveraineté, toute forme inférieure, toute ignominie, étant par définition socialement passive, se transforme en son contraire par le simple fait du passage a 1' action. Une boucherie, en tant que résultat inerte, est ignoble, mais la valeur hétérogène ignoble ainsi établie, se déplaçant sur 1'action sociale qui 1' a déterminée, devient noble (action de tuer et noblesse ont été associées par des liens historiques indéfectibles): il suffit que l''action s'affirme effectivement comme telle, assume librement le caractère impératif qui la constitue. Précisément cette opération - le fait d' assumer en toute liberté le caractère impératif de 1' action - est le propre du chef".

Ainsi, un raid d'assassins sur un village yezidi fut comparé par Daesh à une chevauchée des nobles "cavaliers de l'Islam".

 

La volonté d'homogénéiser est socialement pathogène

 

Ce qui a permis le fascisme donc, c'est le faux consensus démocratique. L'homogénéité de façade, que l'on a essayé vainement de colmater. Lorsque les leaders fascistes ont avancé, il était trop tard. L'homogène n'existait plus.  Ceci ressemble terriblement à notre temps. On nous explique que la violence sociale n'existe pas, il n'existe que de la violence de manifestation ou de fait divers. On nous parle de "nos valeurs", de "la citoyenneté", alors que des masses de gens se détachent en réalité de la société homogène, et... Votent pour l'extrême droite. Sans que l'on en tire quelque conséquence.

 

Bataille, pour sa part, en tire la conclusion suivante : la société doit regarder en face l'hétérogène. En produisant une fausse homogénéité qui s'oppose aux hétérogènes, elle produit de la pathologie politique hautement mortifère. C'est cela, le nietzschéisme de gauche d'un Georges Bataille. Le désordre est préférable à un ordre faussement équitable, qui provoque une folie de l'ordre (le djihadiste ou le néo nazi). 

 

L'analyse du fascisme, chez Bataille prend place dans une pensée plus large évidemment. Le capitalisme n'est pas simplement en cause parce qu'il finance les menées fascistes, explication superficielle, mais parce qu'il propose un modèle prétendument homogène, qui ne l'est pas, et montre du doigt les hétérogènes. Il est un monstre froid, qui demande à chacun de trouver sa fonction dans l'espace homogène. Cet espace est clivé. Il y a le possédant, l'ouvrier. Les relations sont marquées, comme l'ont dit d'autres, par la glaciation marchande. Bataille a beaucoup appris de l'anthropologie et a été vivement impressionné par l'économie du don, par les dépenses somptuaires, le potlatch.  Il écrit aussi pour "Critique sociale " un article sur la notion de dépense, qui restera un concept central dans sa pensée. Or, le bourgeois ne dépense pas, il n'utilise pas sa richesse à faire société, mais à un schéma d'accumulation, de réinvestissement ou de spéculation, puis d'accumulation, luttant absurdement contre la suraccumulation du capital. 

C'est donc à une réhabilitation de l'inutile, de l'hétérogène, mais aussi de tout ce qui n'est pas fonctionnel, tout ce qui crée d'autres rapports humains en dehors de la fonctionnalité, que nous appelle Bataille (qui lui-même dépensait son argent dans les bordels et le jeu, sans songer au lendemain, ce que personne n'est tenu d'imiter parce qu'il lit Bataille et le trouve intéressant). Cette réhabilitation de l'inutile contre le fonctionnel est une véritable forme de vie antifasciste. Quand on sort les calicots, superficiellement, entre deux tours électoraux, c'est bien trop tard. C'est déjà joué anthropologiquement. Il est à craindre que Bataille n'ait pas été très écouté, malgré ce que nous savons du fascisme réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

E
Un court article que je trouve remarquable. Vous avez vraiment saisi l'intuition de Bataille concernant le "pouvoir de fascination" du fascisme, mais également une partie de ce qui en fait "une vérité de parade" pour lui. Le fascisme et autres mouvements révolutionnaires qui ont pour fondation une exaltation de l'ordre et de l'état, bien que possédant un réel pouvoir d'attraction sur les masses (un pouvoir que les outils de l'anthropologie et de la psychanalyse se doivent d'analyser), ne peuvent absoluement pas rectifier les torts que l'on peut attribuer à nos démocratie parlementaire.
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J
Bonjour,<br /> Je tombe sur votre blog par le hasard d'une recherche google. Il est captivant, et me donne envie de lire Bataille (entre autres)! Merci de cette richesse offerte à tous.
Répondre
J
merci
J
merci

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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