La mort.
Georges Bataille la fréquenta très jeune, lui l'enfant d'un père aveugle et paralytique. Et de deux parents sombrant dans la folie. Elève paresseux et étrange (il s'auto mutile), il a dix sept ans, en 1914, et il découvre que sa vocation est d'écrire, tout en se convertissant au catholicisme. Reims va être bombardée, et lui et sa mère doivent fuir la maison, y laissant son père, qui y mourra. Son père représente alors la fugure d'un Dieu renié et abandonné. Bataille caresse l'idée de se consacrer à Dieu. Puis après quelques semaines à l'armée, il en sort pour raison de santé et il est admis à l'Ecole des Chartes. Il écrit "Notre Dame des Rheims", un roman chrétien de jeunesse. Il découvre dans ses lectures chrétiennes la haine de la chair. L'anti chrétien radical qu'il sera gardera l'idée de la chair comme annonce de la mort. Il découvre "le rire " en lisant Bergson, et sa pensée chemine. Il voit le rire non pas comme une joie mais plutôt comme un effondrement,. Sortant des Chartes, il est envoyé à Madrid. Il y assiste à des corridas, et à la mort d'un torero. "L'angoisse en aucune mesure n'atténuait le désir d'aller aux arènes. Elle l'exaspérait au contraire, composant une fébrile impatience, Je commençais alors à comprendre que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands".
Puis au début de ces années 20, il "bascule". C'était tout l'un ou tout l'autre. "Pas de demi-mesures possible" dit Michel Surya. Il devient un débauché. Par l'entremise de Proust, de Gide, et surtout de Nietzsche. Il décide de dire "Oui" au monde. Il est solitaire mais rencontre Leris, et Léon Chestov, qui l'initie à Dostoïevski. Chestov, russe socialiste émigré, ne croît plus à la société heureuse, il pense que le monde est tragique. Ceci influencera immensément Bataille, mais pour le moment le jeune homme est comme beaucoup, magnétisé par le marxisme. Certains de ses amis sont du début de l'aventure surréaliste, et des passerelles entre le mouvement d'avant garde et le communisme. Bataille les cotoie, mais ne sera jamais surréaliste. Il y voit une "supercherie". Le surréalisme ne répond pas à sa quête d'absolu (il détestait ce mot), il ambitionne d'aller plus loin. Alors qu'il commence, par sa personnalité, à impressionner certains jeunes intellectuels du second cercle surréaliste, Bataille rencontre les grands leaders, Breton, Aragon, Eluard. C'est un fiasco. Il est séduit mais a peur d'être étouffé. Breton le réduit à un "obsédé". Il a manqué Antonin Artaud, dont il dit un jour qu'il fut "son ombre".
A ce moment, il a la vie la plus débauchée qu'on puisse imaginer. C'est un débauché, non un libertin. Pour lui il faut que cela soit sale. Il remplace son ancienne Eglise par le bordel. Les prostituées et les femmes qui s'avilissent dans les maisons les plus troubles sont des Saintes Il écrit, sous pseudonyme, ne publie pas, ou à très peu d'exemplaires.
En 1925, il découvre une photo qui marque toute sa vie : le supplice des cent morceaux. Il s'agit d'un meutrier chinois condamné à être découpé en cent parties. Or, le cliché, pris pendant le supplice, le montre extasié. Il y voit l'identité, comme dans la crucifixion de Jésus, entre horreur extrême et extase.
Bataille inquiète ses amis. Il suit une thérapie d'une année avec un freudien hétérodoxe. Elle le sort non pas de ses dérives, mais de sa réserve. Il écrit l'"Histoire de l'oeil", puis "L'anus solaire". Archiviste reconnu, il publie dans la revue Athéruse, et on lui confie la responsabilité de la revue "Documents". Il la subvertit, y attire les rejetés et hérétiques du surréalisme, Breton excluant à tour de bras. A cette époque il écrit un article sur les aztèques, et le sens du sacrifice humain. Se creusent alors les désaccords avec les surréalistes, que Bataille juge pour être de piteux idéalistes. Breton oppose à la boucherie de la première guerre mondiale le sens du merveilleux. Bataille, lui, reconnaît que ce que la guerre a montré ne disparaîtra jamais. C'est la part maudite. Il faut l'accepter, il faut dire "oui" au monde. Bataille est plus que jamais Nietzschéen. Breton prend alors Bataille pour cible, il en fait un obsédé, un malade. Bataille est de ceux qui publient un document resté fameux, présentant Breton avec une couronne d'épines, sous le titre "Un cadavre". Prévert le traite de "Déroulède du rève". Bataille le traite de "lion châtré".
Malgré le désordre de sa vie privée, Bataille est à l'extérieur un homme calme, placide, un bibliothécaire, dont le revenu est dépensé dans les excès (il sera pauvre toute sa vie, haïssant toute idée de thésaurisation, et même de projet). Mais il est absentéïste et connaît quelques ennuis malgré la qualité de son travail. Jamais il n'obtiendra, alors qu'il a laissé une grande postérité, le moyen d'écrire librement. Séduisant, captivant par la parole, de l'avis de tous, extrêmement à l'écoute de tous, quels qu'ils soient, il vivra des amours, avec des femmes, qu'il entraînera dans ses tumultes. Dans ses écrits, il va le plus loin possible, plus loin que Sade peut-être. Tout ce qui peut dit doit être dit, interprète Surya (comme Barthes quand il parle de Sade. On ne sait pas ce qui est autobiographique et ne l'est pas (heureusement suis-je tenté de dire), mais à l'époque où il perd sa mère il parle de masturbation nécrophile. L'évolution de la revue "Documents" déplaît, et elle cesse de paraître. Il est renvoyé à la solitude. Il est certain que quelqu'un qui écrit à ses amis que " ma propre mort m'obsède comme une cochonnerie obscène et par conséquent horriblement désirable" a de quoi consterner,
Il va rencontrer un personnage qui fut considérable, le premier à dénoncer aussi clairement le stalinisme, à gauche : l'exilé russe (encore) Boris Souvarine, qui crée la revue "Critique Sociale". Bataille y collaborera et y donnera deux articles jugés très importants encore aujourd'hui, l'un sur la notion de dépense, l'un sur la psychologie du fascisme.
Il y rencontre Colette Peignot, appelée Claude Araxe, et "Laure". La compagne de Souvarine, auquel il la soustraiera. Elle sera de toutes ses expériences., jusqu'à sa mort prématurée. Colette Peignot, qui partageait avec Bataille l'idée (ou la pulsion) de vivre tout ce que l'on pensait, avait semble t-il (du moins essayé) de vivre dans un kolkhoze... Pour tenir ses promesses de communiste, jusqu'à y ruiner sa santé (comme Simone Weil, son amie, en usine). Elle n'avait pas peur des prétentions de Bataille.
Il y a aussi, justement, dans Critique Sociale, la philosophe Simone Weil. La cohabitation entre elle et Bataille paraît saugrenue mais elle eut bien lieu. Ce furent en réalité deux mystiques, de manières diamétralement opposées. Weil s'en étonna. Tout les séparait, de prime abord. Bataille est plus radical que tous les autres. Pour lui, la révolution ne peut pas déboucher sur le bonheur. Le désastre stalinien n'est pas un accident mais un révélateur (en ceci l'Histoire lui donne malheureusement raison). La révolte doit donc être sa propre fin. C'est à cette époque qu'il donne un sens nouveau aux découvertes de l'anthropologie sur le potlatch, la dépense destructrice, qui consolide le lien social. La société bourgeoise en est exempte. La société bourgeoise tente d'homogénéïser, de rendre tout fonctionnel. Y échappent des éléments hétérogènes, inutiles au sens utilitariste. De cet hétérogène surgissent des personnalités comme Mussolini et Hitler. Ils resaississent ce qui est ignominieux et rejeté, et le portent au divin, violemment. Le danger, ce n'est donc pas la part maudite que porte toute vie humaine, mais l'Etat, qui est un instrument de domination. L'ennemi politique c'est l'Etat, capitaliste ou socialiste.
Une rencontre qui le poussa encore un peu plus vers le fantasme de la totalité, fut celle de Hegel, par l'intémérdiaire de celui dont on dit encore qu'il fut son plus grand passeur, Alexandre Kojève, qui deviendra l'ami de Bataille. "Bataille regarda Hegel comme la possibilité enfin atteinte d'être Dieu".
C'est le même homme qui écrit le "bleu du ciel", et s'abîme dans la fascination de la mort, de par la chair, qui pourtant fonde une revue politique antifasciste, "Contre Attaque". Puis avec son ami peintre André Masson, il fonde Acéphale. C'est le nom d'une revue... Et d'une société secrète. Car longtemps Bataille fantasma la communauté. La vraie communauté, tel qu'il se la figurait aux temps archaïques. Et il tenta d'en créer une, dont on ne sait pas grand chose, sauf qu'elle eut effectivement des rituels, dans les bois. La revue et la société secrète ne se recouvrent pas tout à fait. Acéphale se donne d'abord pour objet d'arracher Nietzsche à l'imposture fasciste. La libération des forces vitales, pour les fascistes, ouvre sur l'asservissement. Pour Acéphale et tout un courant nietzschéen, qui survivra, elle ouvre sur la liberté.
Dans l'idée de communauté, Bataille considère la mort... Toujours elle, comme centrale. C'est parce que l'angoisse de mourir est là que les hommes se resserrent, au début de l'aventure humaine. Le fascisme déchaîne la mort, Bataille lui, veut que la société soit pleinement consciente de la présence de la mort, ne la refoule pas. C'est ce qu'il a pensé en examinant les sacrifices aztèques, ou les rites de destruction associés au potlatch. Ainsi la société secrète s'est peut-être dirigée vers une sorte de néo paganisme.... Antifasciste. Un témoin a même prétendu que Bataille aurait proposé... Qu'on le sacrifie, lui-même, pour créer la communauté, à travers un mythe fondateur.
Colette Peignot est de tous ces moments, avant de mourir. Avec elle il vit l'expérience de l'érotisme et de son lien intime avec la mort. L'érotisme met fin à la discontinuité, et la passion débouche ainsi sur la mort. "Avec la mort cesse l'attente, l'asservissante attente d'être, et d'être un" (Michel Surya). Acéphale ne survivra pas après Colette, Laure.
Bataille était très lucide. Il pensa très tôt que le fascisme avait gagné et qu'on aurait du le combattre avec ses propres armes, en donnant libre cours aux pulsions. Il n'a rien d'un pacifiste, puisqu'il n'a aucune illusion idéaliste sur l'humain. Il faut que certaines pulsions humaines s'expriment, que l'angoisse-engouement pour la mort trouve à se dire. La libération doit s'exprimer contre ce qui la corsète, c'est pourquoi Bataille ne demandera jamais, d'ailleurs, de "libération des moeurs".
Avec la guerre, Bataille est rattrapé par les autres, par le monde. Il était déjà dans la conscience de l'horreur, depuis 'l'enfance. Retiré de Paris, il écrit alors plusieurs récits ("Le coupable", "Madame Edwarda", "Le mort", qui reprennent inlassablement ses obsessions). Il écrit l''expérience intérieure" en faisant partager la lecture à ses amis, à Paris. Il s'essaie aussi à la poésie, lui qui déteste la poésie, comme "impression délicate" (Michel Surya). La publication de l'expérience intérieure fut l'occasion d'attaques, dont celle de Sartre qui vit dans Bataille un "chrétien honteux" ( ce n'est qu'après-guerre que les relations avec Breton et Sartre se réchauffèrent un peu, se relativisèrent). Bataille retrouve l'amour, deux fois.
Puis la guerre finit. Sur les constats que l'on sait. Le mal, Bataille ne le découvre pas, mais enfin il note tout de même que l'image de l'homme sera "désormais inséparable d'une chambre à gaz". Les bourreaux ne sont pas des monstres, mais des humains. Il l'a pensé avant guerre et le redit maintenant. Il prend la tête de la revue "Critique", et abandonne toute idée de refaire communauté. Il va creuser ses intuitions économiques. Pour Bataille, l'humain a malheureusement inventé la Fin, le projet (l'érotisme, c'est précisément le contraire, la prodigalité, et l'Instant). Et le calcul. Il s'est séparé de lui-même et a fragmenté son temps intime. Il s'est ainsi éloigné des autres et a inventé la domination. Dans la société, il y a un surplus. Celui-ci était dépensé en rituels, dont le potlatch. On sacrifiait. La société calculatrice n'a trouvé que la guerre pour consumer ce surplus. Bataille nous ouvre un chemin vers le mystère de la permanence, de la facilité de la guerre, de cet engouement partout constaté, et sur le fait que la culture, ou l'enrichissement, ne semblent pas contribuer à l'annihiler. Tout juste à la déplacer.
Bataille restera jusqu'au bout un révolté. Mais un révolté pessimiste, qui se délesta de la politique et de l'idée même de l'Histoire. "Le seul moyen de répondre fur pour moi de m'efforcer d'être communiste. Mais en dépit d'une obstination certaine, je n'y suis jamais parvenu. Jamais je n'ai réussi à haïr davantage notre civilisation bourgeoise, et jamais je n'ai réussi à me débarrasser d'un scepticisme qui me disait : l'idée d'une révolution porte à la tête, mais après ? Le monde se refera, se refermera, ce qui pèse sur nous aujourd'hui se retrouvera demain sous quelque autre forme". Le mal, c'est donc, non pas tel ou tel pouvoir, mais le pouvoir. C'est l'Histoire elle-même. Bataille débouche ainsi sur le concept hyper anarchiste de Souveraineté. Celle de l'enfant. La monstreuse souveraineté de l'enfant.
Frappé d'une maladie du cerveau, Bataille sera, pendant quelques années, l'observateur de cette déchéance et de l'avancée vers la mort qui l'a tant occupé.
Etait-il fou, comme le pensait Sartre, et d'autres ? "Malade". Peut-être.
Mais il y a deux phrases à méditer. Celle, sublime, que son ami Maurice Blanchot lui écrit ;
"Il me semble depuis longtemps que les dificultés nerveuses dont vous souffrez (...) ne sont que votre manière authentiquement cette vérité, de vous maintenir au niveau de ce malheur impersonnel qui est le monde en son fond".
Et une phrase de Bataille lui-même, à propos de l'art :
" la santé mentale est le fonctionnement satisfaisant d'une machine dont l'activité efficace est la fin, mais à laquelle il est humain de ne pas être réduit".
La folie ne se détache pas d'une possible puissante logique. Car c'est bien de la prise de conscience de la mort de Dieu que Bataille prit conscience de la réalité de la mort humaine et de son importance au coeur même de la vie.