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2 mars 2019 6 02 /03 /mars /2019 14:27
Reféconder l'art depuis la mort de l'art - Jean-Patrick Manchette et la raison d'écrire - (Collectif)

Jean-Patrick Manchette a enfin droit à une étude littéraire sérieuse, avec le récent livre collectif, "Jean-Patrick Manchette et la raison d'écrire ", aux éditions Anarcharsis, qui réunit une vingtaine de textes sur les différents aspects de son œuvre. Manchette est reconnu comme un grand écrivain, qui s'empara de la forme "polar", en tant que pro situationniste, pour opérer "au delà des lignes ennemies", disait-il. De ce fait il fit évoluer le roman policier, et a préparé une régénération du roman lui-même par le roman noir (caractéristique chez les Editions de Minuit, et que Jean Echenoz, un de leurs piliers, assume explicitement). Manchette a su trouver un moyen de faire du roman à partir de la mort du roman, en s'écartant des tentatives du "nouveau roman", et en réinvestissant des vieilles formes venues d'ailleurs.

 

Ce qui lui plaisait dans le polar c'était de disposer des moyens d'évoquer la violence réelle de la société, dans un genre qu'on lit dans les trains. Dès lors Manchette est l'homme des subterfuges et du "clair-obscur", et ce n'est pas un hasard si la critique a du mal à l'approcher et qu'on a attendu longtemps pour l'analyser sérieusement (tout en étant fidèle à son esprit, car ce sont des manchettistes qui tout de même, parlent de Manchette).

 

Qui a lu son "journal", un drôle de document fascinant, que j'ai lu à sa sortie il y a dix ans, sait toute la profondeur de ce garçon polardeux, qui dévorait tout, de Hegel, à toute la production policière. Je n'ai jamais vu quelqu'un autant plongé dans la culture, avec autant de diversité de centres d'intérêt. Il était lui-même critique de livres et de cinéma, et ses romans sont truffés de pièges à critique, justement.  Un génie méta cognitif, qui prouve souvent sa capacité de distance, par rapport à tout ce qu'il réalise. C'est risqué car le lectorat n'a pas forcément la même capacité méta cognitive, et Manchette a pu se heurter à l'incompréhension, parfois.

 

Personne n'était moins snob que ce puits de savoir doué, très en avance sur la reconsidération des frontières entre les arts :

"Je me remémorai, comme, jeune, prétentieux, con, je décidais de ne plus aller voir de westerns, pour me consacrer à Antonioni et Bergman. Cette semaine-là, je manquai Vera Cruz., délibérément. Pauvre crétin ! Ce vertige insensé dura plusieurs années, jusqu'au jour où au milieu d'un concours d'entrée à quelque merdeuse Ecole Normale Supérieure, je plaquai soudain tout pour me ruer à Hercule à la conquête de l'Atlantide, j'étais guéri !".

Un manque de snobisme qui s'exprime aussi dans sa propension à loger, au beau milieu d'une phrase écrite comme le ferait Mme de Lafayette une série d'obscénités. Cela intègre aussi des effets de distanciation destinés à réveiller le consommateur de polars.

 

En bon "pro situ", Manchette considère que l'art est mort, et qu'il n'est donc qu'un artisan. Ecrire est son métier. Il n'a donc aucune difficulté à parler métier, ce qui est très précieux. Il a d'ailleurs longtemps tiré la langue. En lisant le "journal", et c'est rappelé dans le livre collectif, on est frappé par les occurrences sur la difficulté de la petite famille (un couple et un enfant, qui se consacre beaucoup aujourd'hui à la défense de l'œuvre de son père, sous pseudo). Ces intellectuels inassimilables aux institutions survivent par des traductions, éreintantes et mal payées, puis par les romans, les scenarii, les chroniques de Manchette. Mais le souci est pendant longtemps de manger et de payer le loyer. Tout cela ne rapporte pas beaucoup, en tout cas à cette époque. Vendre des droits d'un roman au cinéma le réconforte pour six mois. Cette précarité est le prix de la liberté d'écrire, alors, ce qu'on veut vraiment écrire.

Ecrire quoi ? Investir la forme du roman noir, pour la démantibuler et l'emmener ailleurs, tout en divertissant le lecteur de roman noir. Les références de Manchette sont, cela a été répété mille fois, les Chandler et Hammett, maîtres du roman "hard boiled"  (dur à cuire) des années vingt aux Etats-Unis. Mais il se voit aussi un peu comme leurs personnages, solitaires, indépendants, soulevant la poussière qui montre la réalité crue du présent. Nous avons donc deux paradoxes : l'art est mort depuis Dada et Duchamp, le polar aussi est mort, pourtant Manchette écrit des polars. 

 

Pourquoi le polar est-il mort ? Là s'exprime le Manchette fondamentalement marxiste. Le polar est né aux Etats-Unis d'un reflux révolutionnaire, de la répression, de la corruption des syndicats, de leur investissement par la mafia. Le polar hard boiled, dont le joyau jubilatoire reste "Moisson rouge" de Hammet, qui décrit justement un détective mettant à jour toute la corruption d'une ville et conduisant tous les corrompus à s'entretuer, avant que d'autres prennent leur place, et que le détective parte ailleurs opérer le même ménage. Mais pour Manchette, quand il se lance dans l'écriture, l'heure est à la relance révolutionnaire, nous sommes autour de 68. Donc, le polar est anachronique. C'est justement parce qu'il est anachronique qu'il le choisit. Et c'est justement parce que c'est un genre commercial, méprisé, qui s'achète dans les gares, qui se lit pour se "distraire", qu'il trouve indiqué d'aller s'y loger pour y semer le trouble, tout en respectant ses codes.

 

En même temps, et là c'est moi qui émet l'hypothèse, n'y a t-il pas comme une anticipation de l'échec révolutionnaire ? Après tout Manchette est plus "situ" que gauchiste, et le situationnisme est tout de même un fatalisme qui se nie lui-même. En disant que le spectacle de la marchandise subsume tout, il concède tout de même que le spectacle a gagné d'avance. La forme polar serait alors une forme avant gardiste de la défaite déjà perceptible. D'ailleurs, en réalité, on la perçoit vite la défaite. Les mouvements maos se délitent au milieu des années 70. On comprend assez vite que ce n'est pas vers la guerre civile que l'on va, que 68 ne sera pas la répétition de 1905 menant à 1917, mais que le capitalisme a su digérer une crise pour muter.

 

Dès 1972 note le livre, Manchette consacre un roman à la critique de l'absurdité violente du terrorisme rouge, avec "Nada", et renvoie dos à dos les gauchistes et la répression. 

 

Pourquoi le roman noir ? Parce qu'il est moral. Et que Manchette est moral. Les situationnistes sont moraux comme toute l'ultra gauche, ils excluent, ils sabrent, ils désignent les fauteurs. Le polar est moral. Pas légaliste, pas du côté du pouvoir, mais de la morale. "Moisson rouge" est moral. Le détective ne fait que cela, de la morale, par l'action directe. Hammett était sympathisant communiste et sera brisé par le mac carthysme. On doit distinguer le roman policier, celui de Christie, qui voit le mal dans la nature humaine, du roman noir pour lequel c'est toute la société qui produit le mal. Manchette suit cette seconde voie.

 

Quelle est la conséquence stylistique de la morale ? C'est ici qu'on voit toute une cohérence intellectuelle : c'est le fameux style comportemental, ou behaviouriste. L'action, la sécheresse de la description et de l'action. Nulle tartine commentatrice ou psychologique. La psychologie découle de l'action. On ne triche pas avec des manipulations. Ca commence avec Maupassant. Ca se poursuit chez Manchette. Une certaine opacité est indissociable de cette approche réaliste. On ne prétend pas à l'omniscience, en tout cas pas psychologique (c'est prendre en compte la mort d'une certaine utopie romanesque). Ainsi, "l'intérieur de George Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche" (Le petit bleu de la côte ouest).

 

Mais évidemment Manchette ne reproduit pas, il refaçonne le vieux style behaviouriste. Il y introduit la distanciation brechtienne, chère aux "situs", justement. Le clin d'œil de l'écrivain, qui surgit au beau milieu de la fiction sous une forme incongrue (une faute de grammaire, par exemple, voulue), ou des stratégies dites "déceptives" qui voient l'écrivain annoncer la fin du roman au tout début ou saper tout suspense en disant que demain le personnage sera mort. Ou encore cette forme circulaire qui revient dans plusieurs romans, et qui finalement dit que l'embardée fictive n'a servi à rien, et que politiquement, la force des "rapports de production" remet la vie sur ses rails, implacablement.  Les romans noirs de Manchette sont tout de même une manière de s'amuser, encore, mais sur la base d'un pessimisme évident, à la fois Historique, politique, et artistique.

 

Ce livre collectif permet de mieux comprendre le travail effectif de Manchette sur la langue, tout à fait admirable. Les auteurs, en allant à la BNF, ont pu comparer des premières et des secondes écritures. Par exemple, une première version d'une phrase est " le tireur ne faisait pas d'afféteries. il avait visé le nombril parce que c'est ainsi qu'on a les meilleures chances de toucher quelque part un corps humain en mouvement". Mais Manchette doit trouver cela trop professoral, trop extérieur à l'action. Il publie finalement "Guido était très efficace. Il avait visé le ventre parce que c'est le mieux".

Superbe leçon d'écriture. 

L'hétérodoxe, le "pas littéraire", et même l'incorrect grammatical, sont plus efficaces du point de vue de la fiction. Parce que nous collons au personnage. Le narrateur, dans le style, se colle au personnage, on ne sait lequel des deux nous parle. Le travail de l'écrivain est d'amaigrir.

 

Le livre attire l'attention sur un Manchette que j'avais moins aperçu, un Manchette influencé par le freudo marxisme.  Il est vrai que beaucoup de ses personnages sont "dingos". Il y a ce tueur, dans "O dingos, o châteaux", qui a transformé sa libido en désir insatiable de tuerie. Quand il ne tue pas, il a des brulures d'estomac. Dans les romans de Manchette, nous voyons des gens, névrosés, entourés de signes marchands (omniprésence des marques, comme plus tard chez Bret Easton Ellis, a t-il lu Manchette ?), excités sans cesse par leur environnement, et qui à un moment ou un autre déchargent l'énergie accumulée dans la violence spectaculaire. 

 

Derrière le comique scabreux, le dévoilement de la violence, l'œuvre de dégraissage de la langue, il y a la pudeur des émotions, cependant.  Manchette montre avant tout des corps, des lignes, des organes, des objets de marque, mais ici et là une lèvre tremble.  Les émotions parlent par le corps et l'écrivain, quelque peu puritain, ou refusant l'hypocrisie des effusions, utilise ce procédé pour les évoquer, et donc parler des siennes. Il concède aussi dans une chronique que "le cinéphilisme est une défense contre l'émotion, mais cette défense jouit d'être balayée". 

A propos du cinéma, Manchette est cohérent avec sa conception de l'art, vu au prisme d'une vision de la civilisation. A partir du moment où tout est marchandise, l'art et essai aussi l'est (pour une niche). Il admire donc les cinéastes qui sont capables de subvertir la forme commerciale de l'intérieur, comme Hitchcock.

 

Manchette, après le reflux révolutionnaire, et remarquant sans doute qu'il était un artiste alors que l'art était mort, s'est tu. En tout cas il a cessé les romans. Puis il a retenté, avec le projet de parler de la globalisation. Et il est mort.

 

Le plus bel hommage, c'est la postérité. C'est pourquoi l'ouvrage se termine par un texte de reconnaissance de dette de James Sallis, l'auteur de "Drive", qui a inspiré le film que l'on sait.  "En écrivant Drive, j'ai invité Jean-Patrick Manchette àe tenir à mes côtés. J'espère qu'il souriait". Pas mal, pour un déconneur précaire chevelu qui trafique de vieilles histoires de détectives ! 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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